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Entretien avec Clément Bénech

À 26 ans, Clément Bénech publie pour la rentrée littéraire 2017 son troisième roman : Un amour d’espion (Flammarion). Une enquête improbable menée par le narrateur à la demande d’une de ses amies désireuse d’en apprendre davantage sur le passé de son ex-compagnon. Après L’été slovène et Lève-toi et charme, Clément Bénech confirme son talent tout en renouvelant son écriture et les thèmes qu’elle aborde.

Lecthot : Comment êtes-vous entré en littérature ?

 Clément Bénech : J’ai commencé par une nouvelle, un court récit sur mon père, dans le numéro 45 de la revue Décapage. Dans le comité de lecture de cette revue, Alix Penent, qui allait devenir mon éditrice, m’a repéré et m’a demandé si j’avais un roman sous la main. J’en avais un, le troisième que j’écrivais. Ce manuscrit l’a intéressée, nous en avons discuté mais je n’ai pas été capable de faire les changements qu’elle attendait et je lui ai finalement proposé un autre texte avec L’été slovène, qui a été publié rapidement après.

 

L : Vos trois romans sont plutôt des romans d’amour. Pourquoi avoir choisi ce genre ? 

C. B. : Je crois à un déterminisme physiologique dans l’écriture. Je pense que ce que j’écris tient autant à ma complexion, à ce que je suis physiquement et intérieurement, qu’à mon éducation. Mon écriture tient à ce que les Grecs appelaient « les biles ». Cioran avait défendu cette idée quand il avait dit : « Nos humeurs sont des ébauches de théories ». Je ne crois pas avoir choisi quoi que ce soit quant à mon genre d’écriture. Il y a une forme de libre-arbitre, le choix est plutôt celui d’écrire ou de ne pas écrire mais on ne choisit pas vraiment ce qu’on écrit.
Les genres sont des chevaux de Troie. Pour moi, le roman d’amour est une coquille et je m’en sers pour jouer avec l’horizon d’attente du lecteur. L’amour ne m’intéresse pas tellement en tant que sujet et je n’ai pas l’impression d’écrire quelque chose sur l’amour. J’ai un peu peur de la notion « écrire sur ». Cela véhicule l’idée d’un auteur qui s’empare d’un sujet spécifique alors que mon but est plutôt de partir du roman d’amour pour parler de plein de choses différentes.
En outre, mon dernier roman (Un amour d’espion) est un mélange de roman d’amour et de roman d’espionnage. Je suis quelqu’un qui aime jouer avec les codes et les genres à une époque où il est de bon ton de les casser. Je préfère jouer avec, les titiller plutôt que de les casser ; c’est une action qui relève finalement d’un déterminisme aussi fort que de les respecter. C’est pour cette raison que j’aime beaucoup les livres de Frédéric Verger, qui parvient à utiliser des motifs classiques, des codes dans lesquels il investit son individualité d’écrivain. Il est finalement plus facile de casser les codes que de les transcender.

 

L : Cependant, le thème du lien, qui devient la dichotomie direct/indirect dans Un amour d’espion, semble être l’un des motifs réguliers de vos romans ?

C. B. : Il y a évidemment des thèmes dans mes romans, mais je n’ai pas l’impression de les avoir traités en essayiste. J’essaye d’être romancier dans mon traitement. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera joue avec des passages qui relèvent de l’essai en les insérant avec un grand naturel dans le déroulement du texte, et cela permet au roman d’être un vrai roman enrichi. C’est ce qui me plaît dans le genre romanesque ; j’aime les romans qui sont des romans. Je peux avoir un avis sur les choses mais mon propos dans le roman n’est pas de le donner. Je ne cherche pas à faire des romans à thèse.
Je pense qu’il faut des événements dans un roman, il faut des péripéties ; pas forcément donner un avis sur les choses. D’autant plus que l’avis du romancier n’a pas forcément une grande valeur.

 

L : Vous ne cherchez donc pas à faire passer un message sur les thèmes que vous abordez ?

C. B. : Selon Kundera, le roman est le royaume de l’incertitude, et l’incertitude est quelque chose qui me caractérise. Je suis hanté par un certain nombre de thèmes, de questionnements, mais aucun de mes livres ne vise à les résoudre. J’aime la résolution en philosophie, et notamment chez Wittgenstein, mais le romancier n’est pas tenu de résoudre de grandes questions. Il peut m’arriver sur de courtes distances de faire des affirmations et de faire passer des idées mais ce n’est jamais sur de grandes questions. Je ne cherche pas à me placer dans le champ intellectuel.

 

L : Sur la question de la modernité, votre personnage dans Un amour d’espion est ambivalent à travers le fait qu’il évolue avec son époque tout en se caractérisant comme anti-moderne. L’objectif de ce dispositif est-il seulement de faire advenir la modernité dans le roman (notamment à travers le prisme des rapports amoureux et d’une description naturaliste du fonctionnement de Tinder) ?

C. B. : Une application comme Tinder suscite une forte réprobation, y compris de la part de membres de la jeune génération. Cette réprobation éthique m’intéresse, même si je revendique une forme de neutralité axiologique, je refuse de prononcer un jugement. Je pense que la fonction descriptive est plus importante chez le romancier. Dans le cas de Tinder, cette fonction descriptive du roman va dévoiler les changements dans le mode de vie que produisent les évolutions technologiques, et c’est notamment là son intérêt.
D’autre part, décrire, c’est déjà critiquer, car en mettant en mots on met à distance. Sartre explique dans Qu’est-ce que la littérature ? la fonction de prise de conscience du langage. En décrivant des mécanismes modernes, cela permet donc de les mettre à distance et de les caractériser. Il est intéressant de noter que la réprobation de Tinder s’appuyait sur une idée que l’application empêchait le romantique et même le romanesque, mais je montre à travers mon roman que Tinder n’est certainement pas la fin de toute complexité, de toute péripétie et donc pas la fin du romanesque. Cela m’intéressait aussi d’explorer les histoires que le roman peut raconter dans un univers structuré par ces technologies nouvelles.

 

L : Dans vos deux derniers romans, vous adjoignez au récit photos et dessins. S’agit-il d’une volonté de renforcer l’aspect autobiographique de la narration ou de dépasser la médiation du langage ?

C. B. : En fait, les choses sont arrivées dans l’ordre inverse. J’ai d’abord eu le désir de mettre des photos, un désir esthétique, et je l’ai ensuite rationalisé en l’enrobant avec une réflexion sur l’image.
Ici, le désir vient avant le concept. J’ai donc réfléchi à la raison de cette envie. J’en suis arrivé à la conclusion que le désir de « peindre » des objets réels ou fantasmés est vieux comme le monde. Une grande partie de la littérature tourne autour de tentatives de restituer une image ; c’est la théorie de l’ut pictura poesis. C’est selon cette théorie qu’on envisageait poésie et peinture à la Renaissance : on demandait à la poésie de peindre quelque chose et à la peinture de raconter quelque chose ; on demandait à chaque médium d’aller à l’encontre de son essence. Il y a longtemps eu une volonté d’utiliser le langage pour dessiner quelque chose, pour restituer parfaitement des choses vues ou imaginées.
J’avais envie depuis longtemps de mettre des photos et c’est en lisant Nadja que j’ai finalement pris ma décision. Pour moi, l’art n’est pas une performance et, même si j’aurais pu m’essayer à des descriptions longues, minutieuses et précises, j’ai choisi de ne pas le faire. Mais ce n’était pas ce dont j’avais envie, je voulais proposer à mon lecteur un rapport plus direct à l’image, un rapport exact. Mon but n’est pas de montrer que je sais écrire mais de raconter une chose le plus précisément possible ; pour le ressenti, il y a l’écriture, pour restituer une image, la photographie. Mais pour l’instant je tâtonne encore dans mon rapport à la photo.
Je n’ai pas non plus choisi par un calcul délibéré d’écrire à la première personne. Cela vient notamment de mes lectures. Aujourd’hui, on rapporte le fait d’écrire à la première personne à l’ego, au nombril, mais c’est en fait beaucoup plus complexe. Il y a aussi l’idée de l’accréditation du récit car la première personne renforce l’effet de réel et permet de flirter avec l’autobiographie. Mais je ne suis pas un autobiographe car je n’ai aucun respect pour la façon dont les événements sont advenus. La littérature qui se contente de réciter des événements réels ne m’intéresse pas, je préfère la littérature du réel qui se base sur la réalité du monde physique, de la façon dont il fonctionne, pour raconter des choses nouvelles. J’aime les romans qui tournent autour de la question : « Comment vivre dans le monde tel qu’il est ? ».
J’ai envie qu’on croie à ce que je raconte même si aujourd’hui il est de bon ton de fustiger le plaisir de se voir conter des événements qui semblent réels. Le lecteur est aujourd’hui beaucoup plus conscient du caractère fictionnel de ce qu’il lit mais il a perdu la fonction magique d’adhésion au récit, qui lui permettait pendant l’Antiquité de croire à l’Illiade quand elle lui était contée. Je ne sais pas si ce changement est bon en littérature. Notre rapport aux mots est devenu plus critique. Cela fait de nous de meilleurs citoyens mais pas forcément de meilleurs lecteurs ; nous devenons des lecteurs plus intelligents mais moins ardents. J’ai beaucoup lu Breton et j’ai par conséquent du mal à abandonner la fonction magique de la littérature. J’aime accréditer ce que j’écris et ne pas donner tous mes « trucs » pour que les lecteurs puissent y croire. Je pense qu’en littérature la genèse du roman ne gagne pas forcément à être révélée. Les discours que l’on tient à côté du roman, les « péri-textes », induisent une lecture et peuvent nuire à l’immersion du lecteur et à la magie qui en découle. C’est pourquoi j’aime disséminer des indices de vérité dans mes romans.

 

L : Pourquoi garder à travers vos trois romans votre narrateur thésard en géographie ? 

C. B. : Mon personnage est thésard pour une raison simple : je voulais faire dans L’été slovène une métaphore que je ne pouvais pas amener sans dévoiler préalablement le sujet de sa thèse. J’aime beaucoup cette nécessité d’un détail, quand la nécessité est antérieure alors qu’elle paraît en fait être postérieure. C’est un moment intéressant dans la composition d’un roman où une nécessité apparaît et détermine d’autres choses, en l’occurrence une métaphore.
J’ai ensuite décidé de penser mes livres en tant que série. Le fait de garder le même personnage auquel je construis un passé participe de ma volonté d’accréditation, d’authenticité.

 

L : Votre style semble s’être densifié depuis L’été slovène, où la narration simple occupait l’essentiel du texte. Dans vos romans ultérieurs, le récit est moins épuré. Est-ce une volonté de votre part ?

C. B. : Le linguiste Émile Benveniste distinguait ce qui relève de l’histoire et ce qui relève du discours. C’est une distinction à laquelle j’essaye d’être attentif quand j’écris. J’ai beaucoup lu Kundera par la suite et la façon dont il inclut du discours dans le récit m’a beaucoup influencé. Cela peut se ressentir dans Lève-toi et charme, qui est pour moi un roman de transition. Mais aujourd’hui mon intention est plutôt de composer un roman sans commentaire. Je n’aime pas qu’un roman explique ce qu’il est en train de faire, même si je ressens toujours une pente qui m’emmène vers le discours et j’essaye de résister à cette tentation. Tout le monde veut une tribune mais je ne veux pas donner de point de vue dans mes romans ; je suis convaincu de ne pas avoir grand-chose à apporter dans le champ de la réflexion. Là où je peux apporter, c’est plutôt avec le récit. Ce qui m’intéresse dans la narration, c’est la polysémie. Par exemple, on peut faire de très nombreuses lectures différentes du Procès de Kafka, mais l’auteur lui-même a probablement été mû davantage par un désir de narration que par une volonté de prendre position.

 

L : Votre vocation littéraire a-t-elle toujours été une évidence ou êtes-vous plutôt venu à la littérature à un certain moment de votre vie ?

C. B. : Le terme de vocation me plaît mais je n’oserais pas encore le revendiquer. Je pense que l’écriture est aussi une technique. J’ai une grande reconnaissance envers les gens qui m’ont appris à lire et à écrire, le système qui m’a permis d’arriver à la littérature. Très jeune, vers trois ou quatre ans, j’avais un grand désir de lire. Ma grand-mère m’a appris et j’ai dévoré énormément de bouquins. Puis j’ai été plus loin des livres pendant mes années de collège et de lycée, où je ne m’intéressais qu’au basket. Mais il y a un rapport au langage qui m’a ramené à la littérature. Cela m’intéresse aussi de voir que la littérature permet de rapprocher deux types très différents d’écrivains : ceux qui ont un rapport organique à la langue et ceux qui aiment simplement raconter des histoires. Moi-même, je ne sais pas dans quelle catégorie je me situe, même si je suis conscient de ne pas avoir une faculté innée de narration comme c’est le cas pour d’autres écrivains. Je me sens plus proche des écrivains qui ont un rapport expérimental au langage, comme Chevillard, qui dit « mon unité de mesure, c’est la phrase ». Il y a des gens qui ont la narration dans le sang et d’autres qui vont acquérir une capacité de narration par le travail. L’inverse est plus difficile ; on n’acquiert pas un rapport à la langue.

 

L : Vos romans ont une forte teinte autobiographique. Vous sentez-vous plus proche des écrivains du vécu ou des créatures de bibliothèque ?

C. B. : J’écris à partir de choses vécues mais pas forcément par moi, parfois à partir de choses rêvées. Je tisse ensuite ces éléments entre eux pour donner l’illusion de la véracité, de sorte que si ce que je raconte est faux dans les faits, c’est tout de même vrai dans les sentiments. Je ne pense pas qu’on puisse inventer de toute pièce une émotion, c’est pourquoi je pars souvent d’émotions que j’ai ressenties ou que l’on a partagées avec moi. W.G. Sebald écrivait : « les auteurs qui ne sortent pas de chez eux ont quelque chose d’anémié ». Finalement, le plus important reste de trouver une forme d’équilibre.

 

L : À 26 ans, vous avez désormais publié trois romans et écrivez aussi régulièrement dans Libé. Avez-vous l’impression de participer au milieu intellectuel ou littéraire ?

C. B. : J’aime bien les écrivains. Il y a parfois une forme de préciosité ou de snobisme de certains écrivains qui se refusent à en fréquenter d’autres et il est vrai que les écrivains peuvent être assez offensifs les uns envers les autres. Pour ma part, j’ai de très bons amis écrivains. La littérature, c’est presque toute ma vie et beaucoup de mes amis ont donc un rapport proche aux livres. En revanche, je n’ai pas l’impression d’appartenir au milieu littéraire. Je ne vais pas aux cocktails – non pas que cela me rebute mais je ne suis pas toujours invité (rires) – et je ne suis pas un mondain de la littérature.
De même, j’aime aussi beaucoup le débat d’idées et je le suis assidûment. Mais y participer serait céder à une forme d’hubris. Le roman est d’abord un savoir-faire et ce n’est pas parce que je manie les mots pour en faire des romans que je peux aussi les manier pour exprimer des idées politiques intéressantes. Être apte à écrire des haikus ne permet pas d’écrire des notes de synthèse pour le président de la République. Je suis toujours fasciné de l’assurance avec laquelle les gens parlent de politique alors que c’est un domaine qui est en lien avec beaucoup d’autres champs de connaissance, comme l’économie, et qu’il est difficile de maîtriser en intégralité.

 

L : Quelles sont vos ambitions pour la suite de votre carrière d’écrivain ? Remporter des prix ?

C. B. : Dans la Littérature à estomac, Gracq s’opposait aux prix littéraires qu’il accusait de transformer la littérature en marchandise. De l’autre côté, son disciple Régis Debray a siégé longtemps dans le jury Goncourt. Pour ma part, je serais plutôt du côté de Debray car je pense que la vocation du langage est de se répandre et de créer une communauté. Quand on écrit un roman, il a vocation à exister en passant de main en main. Je n’ai donc pas de scrupule à dire que je préférerais que mes livres aient du succès. Je ne pense pas que le succès soit incompatible avec la qualité ; beaucoup de grands livres ont été de grands succès : Les souffrances du jeune Werther, par exemple. Je ne me situe pas dans une approche qui refuse les prix littéraires sous prétexte que le jugement de quelques-uns n’a pas de valeur particulière. Si on pousse ce raisonnement jusqu’au bout, on doit aussi remettre en question le choix de l’éditeur qui choisit de publier tel livre plutôt que tel autre.
Aujourd’hui, il est difficile de hiérarchiser et de dire que tel livre vaut mieux que tel autre. Mais le principe de distinction ne me choque pas. Les prix ne couronnent pas toujours des chefs-d’œuvre mais beaucoup de grands livres ont eu des prix : A l’ombre des jeunes filles en fleurs, notamment, a eu le Goncourt en 1919. De même, je sais que le prix Médicis récompense en général de bons livres.

 

L : Pensez-vous continuer dans le genre autobiographique pour vos prochains romans ?

C. B. : Je ne pense pas me diriger vers de la littérature de pure imagination. Je pars plutôt de l’observé, du ressenti, du raconté. On peut décrire un sentiment que l’on observe chez quelqu’un. Pour tirer des mots d’une sensation, il faut se rappeler que le monde n’est pas verbal, contrairement à l’idée selon laquelle le bon mot, le bon adjectif existe déjà et il ne reste qu’à le trouver.
Je ne sais pas du tout de quoi vont être faites mes prochaines années. Je n’ai pas une grande envie de roman en ce moment ; je me dirige plutôt vers l’écriture d’un petit essai sur l’image. Je ne suis plus très tourné vers la narration, mais il peut suffire d’une étincelle : c’est ce que Umberto Eco appelle « les idées séminales ». Il y a des idées qui donneront un roman car elles vont suffisamment loin et d’autres qui ne donneront qu’un tweet.

Propos recueillis par Arthur Delacquis

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