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Entretien avec Diego Lerman

Notre enfant est le cinquième long-métrage du cinéaste argentin Diego Lerman. Malena, médecin de Buenos Aires, rejoint au nord du pays la femme qui va mettre au monde l’enfant qu’elle doit adopter. Mais des complications interviennent… Le besoin de maternité puis son amour pour l’enfant amèneront Malena à faire des choix quelque peu inattendus. Avec ce film, Diego Lerman dénonce les problèmes liés à l’adoption en Argentine et dévoile la vie des mères poussées par la pauvreté à céder leur enfant. Un film poignant magnifiquement interprété par Barbara Lennie dont le rôle principal occupe largement l’écran.

Lecthot : Diego Lerman, vous dites que votre film est un « road-movie moral », celui d’une femme qui se trouve confrontée à l’adoption en Argentine « dans un système judiciaire qui ne fonctionne pas ». Il se trouve que votre film sort en France au moment même où une proposition de loi en faveur de l’avortement est discutée au Congrès pour la première fois dans votre pays. Est-ce le hasard du calendrier ?

Diego Lerman : Oui, il s’agit d’une pure coïncidence. Nous sommes nombreux à penser que l’égalité des femmes face à l’avortement est très injuste et très hypocrite dans notre pays car même s’il est illégal, l’avortement se pratique de toute façon. Or, ce sont les femmes de condition modeste qui en souffrent le plus et nombre d’entre elles en meurent alors que les femmes plus aisées peuvent y avoir recours en payant. […] Je dois dire que je ne suis pas très optimiste quant à la possibilité de voir cette loi adoptée. […]

 

L : Comment votre film a-t-il été accueilli en Argentine ?

D.L. : Il y a deux principaux journaux en Argentine, La Nación et Clarín. La Nación a écrit un éditorial assez sévère, mais c’était plutôt une critique sur le sujet du film que sur le film lui-même. […] Sinon, le film a eu un bon accueil et de bonnes critiques dans la presse.

L : Comment s’est passé le tournage ?

D.L. : C’était le premier film que je réalisais en dehors de Buenos Aires. Nous avons tourné dans une petite ville dans la province de Misiones, une enclave à la frontière de l’Argentine et du Brésil. C’était une formidable expérience. L’équipe technique était constituée de plusieurs nationalités parce que nous sommes en coproduction avec plusieurs pays. L’actrice principale, Barbara Lennie, est espagnole et j’ai travaillé avec des techniciens et quelques acteurs non-professionnels que nous avons directement recrutés sur place. C’était en quelque sorte un melting-pot de personnalités provenant d’univers différents. Nous étions tous très proches les uns des autres parce que nous partagions ensemble le même intérêt, celui de faire un film. C’est ainsi qu’opère la magie du cinéma. C’était vraiment un magnifique tournage.

 

L : Yanina Avila dans le rôle de Marcela, la mère biologique, a justement été recrutée sur le lieu même du tournage ? N’était-ce pas risqué d’engager une non-professionnelle pour ce rôle clé ? 

D.L. : C’est effectivement risqué, mais c’est le genre de risque que j’aime prendre. Dans mon film précédent, le rôle principal est tenu par un enfant de sept ans. Pour moi c’est très important de faire participer des personnes qui ne sont pas encore du métier. Nous avons fait de longues recherches et quand nous avons trouvé Yanina, j’ai tout de suite compris qu’elle serait parfaite pour le rôle. Le défi a été de trouver comment lui apprendre à jouer et comment arriver à me rapprocher d’elle pour trouver son émotion et capter l’intensité de ce qui se passe lorsqu’une femme se trouve dans la situation du personnage. […] C’était impressionnant de voir comment Yanina s’est peu à peu transformée en une véritable actrice. […]

L : Le film est magnifiquement interprété par Barbara Lennie. Comment l’avez-vous dirigée ? Qu’a-t-elle apporté au rôle ?

D.L. : Barbara a beaucoup apporté à son rôle, mais aussi au film et au tournage. Elle s’est impliquée pleinement et avec passion. Elle y a mis tout son être et toute son émotion. Barbara interprète un personnage qui est en pleine crise ; elle est dans toutes les scènes et dans tous les lieux. C’est un rôle émotionnellement, physiquement et psychologiquement difficile. Il faisait très chaud sur le tournage et c’était la première fois qu’elle jouait avec des acteurs non-professionnels. Je changeais le scénario au fur et à mesure que nous tournions et Barbara a donné au film et à son personnage son propre regard. Je dois dire qu’au final, le personnage de Malena est une composition à parts égales de mon idée de départ enrichie de la personnalité que lui donne Barbara en l’interprétant.

 

L : Alors que Malena est contrainte par les événements, elle décide de se battre. À l’opposé, Marcela, la mère biologique subit en silence. Souhaitez-vous développer ?

D.L. : Pour moi, l’opposition tient du fait que Malena et Marcela font partie de deux mondes totalement différents. Elles appartiennent à deux planètes opposées avec chacune leur façon de vivre leur propre situation financière et personnelle. Et toutes les différences qui les opposent dictent leur choix. Mais pendant le film, elles sont liées par l’essentiel : l’enfant. J’étais très intéressé de travailler avec ces deux femmes issues de milieux si différents, les montrant toutes deux confrontées aux limites du même système légal. L’une d’elles veut donner un enfant et l’autre veut l’accueillir, mais de nombreux problèmes s’interposent. C’est pour ce contraste et ces contradictions que j’ai voulu faire un film sur cette histoire.

 

L : Le mari de Malena est peu présent à l’écran et celui de Marcela est absent. Faut-il y voir une interprétation particulière ?

D.L. : J’ai choisi de concentrer l’histoire principalement sur les deux mères. Lorsque j’ai effectué mes recherches pour le personnage de Marcela, je me suis rendu compte de l’absence fréquente des hommes partis travailler loin de leur foyer. Marcela comme toutes les femmes dans cette situation, doit faire face seule aux décisions.

Du côté de Malena, il y a eu beaucoup d’amour de la part de son mari mais c’est un amour passé. Ils sont séparés parce que le couple n’a pas survécu à la perte de leur enfant et chacun vit cette perte de façon différente. Le mari de Malena intervient malgré tout pour lui venir en aide parce qu’il la sent en danger. J’ai voulu faire sentir ce qu’ils ont vécu ensemble par la présence de cet homme à quelques moments du film.

 

L : Une des scènes se passe dans une prison de quartier. Est-ce commun de se faire arrêter lorsqu’on veut adopter ?

D.L. : Cela arrive. J’ai fait des recherches approfondies sur le sujet. Pour chaque personnage, j’ai réalisé de nombreuses interviews de mères qui veulent donner leur enfant à l’adoption et j’ai recueilli les témoignages de couples qui veulent adopter ainsi que des témoignages de médecins, d’avocats et d’infirmières. La région de Misiones est une région phare de l’adoption illégale et c’est pour cette raison que la police fait des barrages sur les routes et réalise des contrôles. Comme il est impossible de partir par avion, sans papiers pour l’enfant, les familles passent par la route pour gagner la frontière s’ils sont étrangers ou pour rejoindre leur domicile en Argentine. […] Certains se font arrêter et ne réussissent pas à adopter ; d’autres y parviennent. […]

 

L : L’hôpital où vous tournez est vétuste et des murs délabrés semblent montrer un bâtiment à la limite des normes de l’hygiène. Est-ce un lieu reconstitué pour l’occasion ?

D.L. : Non, ce petit hôpital est toujours en service. L’état des hôpitaux en Argentine dépend beaucoup d’où ils se situent. Pour nous, ce n’est pas choquant de voir un hôpital dans cet état. Celui où nous avons tourné a été abandonné un moment parce que la ville devait être sinistrée pour y construire un barrage hydraulique mais le projet a été abandonné et le service soignant a repris ses fonctions. […] Comme nous devions faire avec le personnel et les patients qui circulaient, nous avons adapté notre plan de travail en tenant compte de ces circonstances.

L : Parmi les scènes tournées en extérieur, Malena est victime d’une invasion massive de sauterelles. Comment peut-on préparer une telle scène ?

D.L. : Je voulais qu’il se passe quelque chose d’imprévu et de subjectif à la fois. C’est pourquoi j’ai ajouté cette scène lorsque j’ai écrit le scénario. […] Pendant que je faisais les repérages, j’ai demandé aux gens de m’indiquer une chose particulière à leur région et ils m’ont tout de suite parlé de ce phénomène d’invasion de sauterelles qui s’abat sans crier gare. […] Nous avons tourné cette scène en une seule prise avec Barbara, et nous avons ajouté l’invasion de sauterelles en post-production. C’était une scène très préparée.

 

L : Dans cette scène, les sauterelles, Malena dans sa voiture sur la musique de Piccolo de Vivaldi, le bris de glace alors qu’elle semble inconsciente enfermée à l’intérieur, tout paraît surréaliste. Est-ce une volonté de votre part ? Comment doit-on l’interpréter ?

D.L. : Comme je vous l’ai dit, j’aime jouer avec des éléments subjectifs. On regarde à la fois la réalité et la perception de la réalité. Pour moi, le cinéma doit servir à montrer ces deux choses en se plaçant à la bonne distance. À ce moment précis du film, cela donne la sensation que Malena agit de façon très étrange. Elle semble ne plus savoir où elle en est et la soudaineté de l’invasion si atypique des sauterelles agit sur elle en la montrant dans un monde à la limite de l’incohérence. J’ai voulu exprimer tout cela à travers des sensations.

 

L : En dépit du sujet controversé, le film dénote d’une certaine éthique dans la résolution de ce cas d’adoption. Diriez-vous que l’éthique représente une notion importante dans votre film ?

D.L. : Oui, clairement, on peut parler d’éthique et de morale. Comment la construire ? Qu’est-ce qui est bon ou mauvais pour les gens ou pour la société ? Dans le film, c’est la perte d’un enfant qui va déterminer la base des valeurs morales insufflées par Malena. J’ai voulu travailler sur le cheminement moral ; un thriller dans lequel on voit beaucoup de choses qui ne fonctionnent pas et comment le personnage de Malena va s’en accommoder pour finalement réussir à gérer les différents événements. Cela m’a fait penser à la tragédie grecque où des événements surviennent autour d’un personnage qui essaie de s’en sortir comme il peut. Dans le film, alors que le contexte n’est bon pour personne, c’est ce que j’ai perçu qu’il fallait faire autour du sujet à traiter et ce que j’ai trouvé dans la région où nous avons tourné. Le challenge était de réussir à partir d’une situation particulière pour parler de choses bien plus importantes. J’étais aussi très intéressé de montrer que de nos jours l’argent dirige notre société et que le bébé devient instantanément une source de marchandage au moment où il naît. Il peut être acheté et vendu. Tout ceci m’a convaincu que le film pouvait réussir à parler de toutes ces choses difficiles tout en conservant une certaine pudeur.

 

L : De manière plus générale, l’éthique est-elle un élément important à considérer lorsqu’on est réalisateur ?

D.L. : Pour moi l’éthique est implicite dans toutes les choses que nous faisons et a fortiori lorsqu’on porte la responsabilité d’un film. En tant que réalisateur, je dois gérer des situations et l’éthique est toujours présente en filigrane dans ces moments-là. Mais dans le cas de ce film, l’éthique et la morale se trouvent au cœur même du sujet, autour de l’adoption.

L : Pour vous, quel est le moment le plus intense du film ?

D.L. : La scène la plus intense, et celle que je préfère, est celle de la confrontation entre Malena et Marcela, la mère biologique, quand elles se retrouvent à l’hôpital. J’ai décidé de la faire en une seule prise, montrant le point de vue de Marcela grâce à l’axe et aux mouvements de caméra. Ça a été un véritable défi aussi bien pour moi que pour les actrices et que pour toute l’équipe. Il a fallu trouver comment réaliser une scène telle que celle-là avec toute la pertinence et l’exigence nécessaire pour en dégager l’intensité. Puis, il a fallu la planifier et la tourner, mettre en condition les actrices pour faire naître l’émotion et la tendresse du moment. Tout cela a été un véritable challenge. […]

 

L : Une fois le scénario écrit, procédez-vous à des modifications au moment du tournage ?

D.L. : Comme je suis à la fois auteur et réalisateur, le travail d’écriture ne se termine jamais. Je réécris beaucoup pendant le tournage ; j’ajoute ou j’en enlève des scènes. C’est ma façon de travailler. […] Toutes les personnes impliquées dans la réalisation du film savent qu’il peut y avoir des changements à tout moment. En fait, tout est en mouvance, en permanence. Nous n’avons pas une bible que nous suivons à la lettre. D’ailleurs, très souvent je trouve de nouvelles idées pendant le tournage et cela rend le film meilleur par rapport à ce qui était écrit à l’origine.

 

L : Vous avez étudié un moment à l’École internationale de cinéma à Cuba. Gabriel Garcia Marquez enseignait-il encore lorsque vous y étiez ?

D.L. : En fait, j’ai fait mes études de cinéma à l’université de Buenos Aires et j’ai par la suite assisté à un séminaire à l’école de Cuba. C’était à mes débuts, lorsque j’apprenais le montage. À cette époque, Gabriel Garcia Marquez n’enseignait déjà plus. Il faisait partie de l’équipe de direction.

 

L : Pour vous, quelle est la qualité essentielle d’un film ?

D.L. : Ce que j’attends d’un film ? C’est de sortir d’une salle de cinéma, différent de quand j’y suis entré. Pour les films que je réalise, j’aimerais que le public puisse ressentir ce même type de sensation. C’est pour moi l’essentiel.

 

L : Vous avez dit « la mise en scène c’est comme la musique ». Qu’entendez-vous par-là ?

D.L. : Je parlais des divers éléments qui les composent. Beaucoup sont rationnels et d’autres sont irrationnels. Sur un film, tout comme dans la musique, il faut diriger en pensant au tempo, à l’écriture et aux sensations. Par exemple, pour un film, il faut jouer avec les mouvements de caméra et rythmer chaque scène, et pas seulement au montage mais aussi au tournage ; puis il faut l’harmoniser en fonction de son emplacement dans le film. Il y a beaucoup d’éléments à prendre en compte et à nuancer. Certains sont plus subjectifs que d’autres et tiennent plus de l’inexplicable.

 

L : Quel sera le thème de votre prochain film ?

D.L. : Je travaille actuellement sur un nouveau film qui raconte l’histoire d’un professeur de la banlieue de Buenos Aires. J’en suis à l’écriture du scénario et j’espère le tourner l’année prochaine.

 

Propos recueillis et traduits de l’Anglais par Anouck Huguet

 

 

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