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« Mourons, mais après avoir vécu »

Lettre d’Eugène Delacroix à Monsieur Varcollier

eugene-delacroix

7 juillet 1852

… J’ai des voisins que je vois le soir, ou bien à cette heure-là je fais des promenades où je trouve de la fraicheur. Le matin je travaille aussi régulièrement qu’à Paris, et bien que mes couleurs soient sèches avant la fin de la séance, je tiens bon ! Je tiens l’ennui en échec et n’ai pas le temps d’avoir des idées noires.

Voilà la vie que je mène et que je voudrais beaucoup pouvoir prolonger, dans le moment surtout ; la perspective du travail dans mon atelier de Paris est un grave épouvantail, et cependant il n’y a pas à reculer. Dimicandum, c’est une belle devise que j’arbore par force et un peu par tempérament. J’y joins celle-ci : Renovare animos. Passer du grave au doux, de la ville à la campagne, du monde à la solitude, jusqu’à ce que l’on passe de quelque chose à rien !

Mais alors, quoi qu’en pense Hamlet, les songes dans ce repos profond ne viendront pas nous apporter les images du mouvement, et c’est un bienfait de l’incomparable Nature que cette autre rénovation des êtres dans ce grand concert où elle nous jette, têtes, bras, ventre, esprit, sentiment, basses natures, nobles esprits, pour entier de nouveau et éternellement d’autres apparences animées, et rajeunir le grand et éternel spectacle.

Mourons, mais après avoir vécu. Beaucoup s’inquiètent s’ils revivront après la mort, et ils ne rêvent pas. Dès à présent, combien d’hommes rêvent à votre gré, sans parler du sommeil des maladies ! Combien se passe-t-il de notre vie dans des emplois abrutissants pour l’esprit, combien à fumer, combien à des spectacles insipides qui tiennent de la place dans la vie sans l’occuper d’une manière digne de l’homme ! Beaucoup d’hommes qui n’ont pas essayé de vivre disent qu’ils n’ont plus le temps, et ils retombent sur l’oreiller où ils se bercent sans plaisir. Il faudrait veiller sans cesse sur soi, car la paresse est un entraînement de tous les moments ; donc il faut combattre ou crever honteusement.

Adieu, mon cher ami, en voici beaucoup par le temps qu’il fait. J’ai eu là un mouvement qui promettait beaucoup, et j’ai tourné court… par paresse probablement. Dieu vous préserve de cette rouille. Mais votre esprit n’est pas de ceux qui s’endorment, et même dans les souffrances qui le tiennent éveillé et tout en enrageant, vous êtes comme le brahmine de Voltaire qui ne voudrait pas être une bête…

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