Dans son dernier roman, Deux enfants du demi-siècle (HC éditions), Charles Nemes dépeint l’existence creuse et fade de Thérèse et Toussaint, reflet de toute une époque. Un premier émoi d’adolescent les avait réunis quarante ans plus tôt, avant d’être séparés par leurs familles. Mais, c’était sans compter sur le hasard de la vie et ses aléas. Entretien

(c) Didier Cohen
Lecthot : D’où vous est venue l’idée de votre roman, Deux enfants du demi-siècle ?
Charles Nemes : La première idée que j’ai eue était le tatouage, rien de plus. Lors du commencement de l’écriture, en 2008, le tatouage d’ornement était en plein développement. Il fut un temps où il était réservé aux gangsters, aux prisonniers, aux marins et aux forçats. J’ai donc commencé à émettre des hypothèses sur le genre de dessins que pourraient décider de se faire tatouer des personnes qui n’étaient pas prédestinées à cela. Ayant travaillé sur Primo Levi pour la télévision, j’avais connaissance du matricule tatoué qu’il arborait sur son bras depuis Auschwitz, et qui avait été gravé sur sa tombe. Je me suis simplement dit qu’un admirateur de l’écrivain aurait pu avoir cette idée saugrenue de reproduire ce même numéro sur sa peau. Par la suite, j’ai cherché une entrée en matière qui ne dévoile pas cette idée d’emblée. La structure de mon roman devait être plus originale. A côté de mon ordinateur traînait une lettre de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, à laquelle je répugnais à répondre. L’incipit était tout trouvé. C’était une ouverture intéressante, qui permettait la création d’un personnage dans un état déstabilisé. Un départ qui s’est fait en deux temps ; une idée, puis le courrier.
L : les deux protagonistes ont une vie insipide. Pourquoi avoir choisi deux antihéros pour soutenir votre récit ?
C.N. : J’aurais presque la coquetterie de vous dire qu’on ne choisit pas, et que cela se dessine au fur et à mesure de l’écriture. Toussaint est clairement construit comme un fan, un admirateur. Quant à Thérèse, elle se construit sur le rejet de son origine. Tout cela est venu au fil de la rédaction. Rien n’est déterminé au départ pour mes romans. Je laisse les idées flotter, jusqu’à ce que l’inspiration me pousse à démarrer. J’ai l’intime conviction que lorsque je me lance, le récit est déjà terminé, comme stocké à l’arrière de mon cerveau. Je n’ai qu’à retranscrire. Je pense que nous ne sommes pas totalement maîtres de ce que nous écrivons. Par ailleurs, en ce qui me concerne, ces deux personnages m’intéressent beaucoup. Statistiquement, je pense qu’il y a plus de vies insipides que de vies héroïques. Il y a de très bons auteurs qui s’attachent à décrire des vies héroïques ; moi, je m’attarderai sur les vies insignifiantes qui me touchent personnellement. Leur souffrance est honorable, et leurs ratages attendrissants.
L : Dès le début de l’intrigue, les attentes du lecteur sont claires, il souhaite assister aux retrouvailles du couple. Pourquoi attendre si longtemps avant de combler cette attente ?
C.N. : Précisément parce qu’il ne s’agit pas d’une romance. Je n’ai aucune animosité envers la légèreté, mais mon histoire n’est pas sucrée. Si les retrouvailles avaient eu lieu au début du récit, j’aurais dû écrire une histoire versant directement dans le sentimentalisme. Ce n’était pas ce que je voulais. Dans le fond, vous pouvez voir cette attente comme la reproduction de ce que les protagonistes ont vécu à quinze ans. Ils se sont séparés pendant de longues années, chacun a fait sa vie, ses choix, ils ont poursuivi leur chemin. Je ne pouvais pas passer sous silence leur vie antérieure, au profit de retrouvailles qui n’auraient finalement pas eu, sans cet éclairage ; la même saveur pour le lecteur.
L : Sans dévoiler le dénouement, pourquoi avoir choisi une fin aussi particulière ?
C.N. : Je ne crois pas au sacré dans la vie réelle, encore moins dans la littérature. Mais j’estime que le personnage ne peut pas s’en sortir sans dommages. Ce n’est pas une question de morale, mais de fatalisme. Il existe, sans doute, des choses entachées de malédiction. Je ne suis pas croyant, mais j’ai cette intime conviction que le tragique appelle le tragique.
L : La majeure partie du récit retrace la vie des personnages, l’occasion pour vous d’évoquer les sujets qui vous tiennent à cœur. Finalement, l’histoire de cet ancien couple ne serait-il pas un pur alibi narratif ?
C.N. : Je vais faire un léger détour par le cinéma, si vous le permettez. Prenez Citizen Kane. A l’époque des ciné-clubs, les débats gravitaient particulièrement sur le mystère Rosebud. A la fin du film, lorsque l’on apprend ce qu’est Rosebud, le personnage du journaliste qui a enquêté tout au long de l’histoire n’a pas, lui, trouvé la réponse, mais les spectateurs ont la conviction que tout s’éclaire enfin. Citizen Kane, le plus grand film de l’histoire du cinéma, repose sur un alibi narratif. La recherche de ce que signifie Rosebud ne sert qu’à tirer le fil rouge nécessaire pour retracer la vie et la carrière de Kane. Loin de moi l’arrogance de me comparer à Welles, mais j’estime que le roman consiste à raconter des histoires individuelles, en espérant qu’elles résonnent de manière universelle. On ne peut pas raconter une histoire sentimentale et son accomplissement sans évoquer le parcours des deux personnages. Les deux pans du sujet sont peut-être des prétextes l’un pour l’autre, ils se soutiennent et se complètent.
L : Que souhaiteriez-vous que le lecteur ressente en parcourant votre roman ?
C.N. : J’aimerais qu’il se sente un peu plus vaillant que mes personnages. Même si Thérèse n’est pas aussi lâche que ça au fond. Si une part minime d’exemplarité pouvait être décelée chez l’un de mes personnages, Thérèse serait l’heureuse élue, à coup sûr. En quelques mots, je souhaiterais que le lecteur ressorte du livre la tête haute, tout en se répétant qu’un peu de courage, ça ne fait pas de mal.
Propos recueillis par Tristan Poirel.