Fil d'actus
Accueil > Interviews > Entretien avec Jean-Yves Loude

Entretien avec Jean-Yves Loude

Les Açores ? Un archipel bien connu des navigateurs et des météorologues, mais que connaissons-nous de ce chapelet d’îlots qui s’égrène à l’extrémité ouest de l’Europe ? Jean-Yves Loude, alias Lion, nous embarque dans Un cargo pour les Açores à la découverte des neuf îles à l’identité singulière que forment les Açores. Terres de basalte ou de verdure, balayées par les vents, fouettées par la mer, toutes possèdent une nature rare. Terres de séisme et de volcans ou terres de vigne, ancien pays de la pêche à la baleine, ses habitants se sont forgé une identité forte à l’image de la rudesse du paysage. Santa Maria, São Miguel, Terceira, Pico, Faial, São Jorge, Graciosa, Flores et Corvo : toutes représentent ce qu’il y a de plus extrême et de plus sauvage. Lion les a parcourues une à une et nous raconte leur histoire et leurs spécificités à travers sa quête du Sublime.
Un cargo pour les Açores (Actes Sud), est présenté sous la forme d’un carnet de voyage sérieusement documenté et comme un véritable parcours initiatique. Lion nous fait voyager à travers les siècles et nous raconte la vie de ces migrants et natifs qui ont peuplé ces îlots depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’à nos jours. Entretien avec Jean-Yves Loude.

 

Jean-Yves Loude – Île de Flores ©Viviane Lièvre

Lecthot : Pourquoi votre personnage s’appelle-t-il Lion ?

Jean-Yves Loude : Je m’appelle Lion dans mes récits depuis le premier livre paru chez Actes Sud, Le roi d’Afrique et la reine mère, il y a vingt-cinq ans. Il s’agissait qu’une enquête aventureuse et turbulente en Afrique du vieux Mali et en Guinée. Comme il n’y avait aucun hôtel, le vieux du village nous a hébergés avec Viviane, ma femme, et un ami sénégalais. Lorsque je lui ai expliqué venir de Lyon, il m’a dit : « C’est un nom courageux pour un village. À partir de maintenant, je t’appellerai Monsieur Lion. » Voilà, C’est arrivé au cours de la première enquête et au retour quand il s’est agi de raconter d’une façon littéraire l’enquête à base d’éléments de sciences humaines, je me suis dit que Jean-Yves et Viviane, n’étaient pas des prénoms sérieux. Il fallait des noms qui fassent plus Jules Verne, aventure ou Kipling. Donc, j’ai pensé au vieux qui m’avait appelé Monsieur Lion et comme j’ai toujours eu une crinière hirsute, c’était parfait. Dans cette série d’aventures, ma femme dont le nom de famille est Lièvre s’est appelée Leuk, puisque le lièvre qui est par ailleurs l’animal le plus rusé de la savane, se dit Leuk en Wolof. On avait donc trouvé nos personnages littéraires pour entreprendre une série d’aventures qui se sont déroulées sur vingt-cinq ans. Ce sont des enquêtes à base de sciences humaines, quasi policières, sur les mémoires occultées ou assassinées de l’Afrique. Il s’est trouvé que nous nous sommes spécialisés dans les pays de langue lusophone, c’est-à-dire de langue portugaise.

 

L : Que racontaient les précédents livres de cette série ?

J-Y.L. : Le roi d’Afrique et la reine mer, publié en 1994, est une enquête sur la disparition d’une histoire qui aurait pu changer la phase du monde. Une enquête profonde sur le premier lieu sur Terre, théâtre de la rencontre brutale entre l’Europe et l’Afrique sur une terre isolée et déserte. Puis il y a eu Cap-Vert en 1997, une enquête où nous avons parcouru les dix îles de l’archipel, là où a été créé le premier créole, la première langue entre langue portugaise et l’intelligence africaine, une langue pour communiquer. Puis il y a eu Lisbonne en 2003. Notre enquête s’est tournée vers la ville noire, autour de la présence africaine depuis cinq siècles où 10 % de la population était noire africaine au XVIe et XVIIe siècle. Le quatrième livre de la série est Coup de théâtre à São Tomé, en 2007. C’est une terre portugaise, là où s’est fait très brutalement le mélange de l’Afrique et l’Europe. C’est la deuxième terre créolisée et qui possède son monde vaudou. Puis, avec Pépites brésiliennes en 2013, nous avons évoqué le Brésil où s’est construite la deuxième nation noire du monde après le Nigeria, avec des racines bien ancrées autour de la samba, la bossa-nova, le carnaval, la capoeira et tout ce qui nous plaît dans le Brésil de l’acte de résistance des descendants noirs d’Afrique jusqu’à nos jours. Voilà, c’est la genèse d’Un cargo pour les Açores.

 

L : Dans Un cargo pour les Açores, le voyage de Lion commence à Lisbonne lorsqu’un libraire lui propose « la clé des Açores ». Pour le convaincre de se rendre sur ces îles portugaises situées à 1 500 km de la capitale, le libraire lui confie qu’« il n’y a pas d’endroit plus paisible au monde… » et il ajoute : « quand aucune tempête ne sévit. » Après ce long voyage de trois mois sur place, quelle image reste pour vous la plus symbolique de toutes ?

J-Y.L. : C’est une image philosophique qui nous a intéressés. La notion de Sublime nous a sautée aux yeux dès les deux premiers voyages de repérages. Il y a eu un tremblement de terre à Lisbonne en 1755. Lorsque le cœur de l’ancienne ville a été détruit, on a vu apparaître une sorte de « tourisme des ruines ». Les gens sont venus, fascinés par « la beauté des ruines », une beauté épouvantable et terrifiante. Il y a eu au Centre Pompidou de Metz une très belle exposition philosophique sur l’idée de Sublime. Ce terme de Sublime a été conçu par le philosophe Edmund Burke en 1757 puis par Emmanuel Kant. Ils se sont attachés à définir cette terreur sacrée qui fascine. Par la suite, les Romantiques ont développé cette idée, celle de l’homme au bord de la Nature, incertaine, belle et effrayante. Sur une peinture romantique de Caspar Friedrich, on voit cet homme qui fait face à la Nature et qui la contemple. On s’est dit que cette notion collait totalement avec la nature des Açores. C’était un pays que l’on voulait passer au crible de cette notion du Sublime parce que la nature y est bipolaire. Elle est suave et charmante ; ce sont des fleurs tropicales, des reliefs verts, escarpés. Tout est beau et c’est la paix du monde, un endroit où on voudrait rester. Mais c’est un paradis fugace. Ce paradis peut se transformer en monde terrifiant avec des vents à 200 km/h ; ce vent qui déchaîne des tempêtes terribles sur l’Atlantique. On trouve aux Açores la pluie qui s’acharne, le brouillard qui s’y met et les tremblements de terre. Le monde tellurique du volcanisme est partout comme à Pico, le point culminant du Portugal. Pico est un volcan réellement Sublime qui inspire le respect, la crainte et l’admiration. Depuis le XVe siècle, il a fallu faire face à nature qui bouge, qui gronde, qui fume, qui recouvre tout, qui se voile. On a donc décidé que le jeu littéraire sera le Sublime, parce que cette nature est sublime et qu’elle impose à ceux qui vivent là une règle de vie terrible.

 

L : Pourriez-vous expliquer succinctement quelles sont les principales périodes de migrations à l’origine de la population actuelle des Açores et en donner la provenance ?

J-Y.L. : L’énorme pourcentage de la population est d’origine paysanne portugaise, arrivée au XVe siècle ou début du XVIe de l’Alentejo ou du nord du Minho. Mais il y a aussi eu des Flamands, des Français, des aventuriers ou des descendants de pirates et des déportés africains puisque les Açores étaient sur le chemin des navires esclavagistes. Il y a aussi eu de nouveaux chrétiens et des familles juives chassées d’Espagne, du Portugal ou du Maroc. Les îles sont petites, mais les descendants de ces Portugais disent qu’ils sont les représentants de la « Portugalité » vaillante et farouche des grands découvreurs du XVe siècle qui se sont rendus jusqu’à Macao et au Japon. C’est un élan de fierté pour les Açoréens. Ils disent : « nous sommes ceux-là qui étaient vibrants de l’esprit de conquête avec toutes les valeurs farouches ». Ce sont ces gens-là que l’on voulait approcher. Mais « l’Açoréanité » n’existe pas : toutes les îles sont différentes. Les habitants sont avant tout de San Miguel, de Santa Maria ou de Flores, ou même différents d’un hameau à un autre. Le point commun est difficile à trouver.

 

L : Le titre de votre livre s’intitule Un cargo pour les Açores et pourtant la traversée entre le Portugal continental et Ponta Delgada sur l’île de São Miguel ne représente que quelques pages du premier chapitre. Pourquoi cette transition par la mer est-elle nécessaire ?

J-Y.L. : La liaison entre le continent et les Açores a toujours été déterminante. L’isolement que l’on s’imagine vient de la mer avec cette coupure entre Lisbonne et les Açores. Mais, attention : il faut bien comprendre que les Açores ne sont pas isolées humainement. Ces îles étaient l’avant-garde portugaise lors des grandes découvertes au XVe siècle et, de ce fait, elles furent le premier appui au retour des caravelles chargées de richesses. Les Açoréens ont vu défiler cette première globalisation du monde et toutes ces richesses dans les bateaux passaient devant leur nez. Mais au lieu de pouvoir en profiter, ils recevaient la désagréable visite des princes prédateurs et les pirates. Les Açoréens connaissent le monde, mais on ne les connaît pas, ou peu. Au début du XXe siècle, les Açoréens étaient courroucés d’être l’objet de préjugés de la part des Occidentaux et notamment de la part des Portugais. Puis, il y a eu une campagne d’information sur les Açores, et le Portugal a envoyé en mission des intellectuels pour aller découvrir et ramener des témoignages sur les Açores. Parmi ces intellectuels, il y a eu Raul Brandão, écrivain, parti depuis Lisbonne jusqu’à Corvo, l’île la plus éloignée du continent. Il s’y est rendu en paquebot et c’est pour cela que cent ans plus tard, nous voulions, nous aussi, nous y rendre en bateau.

 

L : Parlez-nous des héros des Açores.

J-Y.L. : Quand on demande aux Açoréens s’ils ont de grands héros qui ont marqué l’histoire universelle, ils répondent : « n’allez pas chercher de grands héros, on n’en a pas besoin aux Açores : nous sommes tous des héros. Vivre et naître aux Açores suffit pour qu’on puisse considérer les habitants comme des héros. Regardez l’île de Pico. Dans les autres, on a pu planter des céréales, recueillir le pastel, faire de l’élevage, mais regardez Pico. C’est une énorme masse volcanique qui ne pouvait recevoir que la vigne. Mais pour planter des ceps, il a fallu prendre des pics et des masses. Il a fallu casser la lave pour aller chercher la terre et planter des ceps de vigne dans les alvéoles. Imaginez seulement, il y a aujourd’hui des millions de pieds de vigne et il a fallu un par un casser la lave pour les planter et ramener par bateau de la terre de l’île de Faial pour nourrir le sol des vignes. C’est suffisant pour définir le peuple des Açores comme un peuple héroïque.

 

L : Les histoires héroïques des pêcheurs de baleine de l’ancien temps tiennent une place importante dans le récit. Pourriez-vous expliquer la relation des Açoriens avec ce passé et pourquoi cette activité interdite depuis 1987, fait pleinement partie de l’histoire des Açores ?

J-Y.L. : À partir du XIXe siècle, ce sont les Américains qui sont venus en premier trouver aux Açores des équipages pour la pêche à la baleine et qui ont initié les Açoréens à la pêche à la baleine. Comme à cette époque on mourrait de faim sur l’archipel, beaucoup de gens sont partis sur les bateaux américains avec la fièvre de l’aventure. C’était le début de l’élan migratoire de ceux qui partaient pour trouver une vie meilleure aux États-Unis, au Canada, au Brésil et jusqu’au Chili. Puis ces hommes qui avaient fait les campagnes baleinières ont ramené cette pratique comme une aide à l’économie locale et ont ouvert des centres baleiniers aux Açores. On peut aimer ou pas la chasse a la baleine, moi je suis content comme la plupart des gens que cette chasse contre l’animal le plus beau, le plus puissant de la création soit interdit depuis 1985. Nous sommes allés à la rencontre d’un des derniers chasseurs. Il nous a décrit toute la fièvre de l’attente. Ils étaient maçons, agriculteurs ou barbiers et quand la baleine était repérée, on allumait une grosse mèche et tous couraient jusqu’à la mer. Ils attendaient, les yeux rivés sur l’eau, un signe de l’animal. Il n’y avait pas de triche. La lutte était, dit-il, d’égal à égal et beaucoup d’hommes y ont perdu la vie, tout comme les baleines.

 

L : Vous évoquiez ce fameux brouillard légendaire. Est-il pesant ? Le climat reste-il accueillant malgré tout à quelques périodes ?

 J-Y.L. : On fait tout un plat du climat des Açores. Pourtant, même en hiver, il est plus agréable que le nôtre. Par contre, il y a des jours où il est excessif et c’est cet excès qui rend la vie un peu difficile pour les Açoréens. Le candidat voyageur qui veut aller aux Açores doit prévoir de prendre du temps. Allez vite aux Açores peut être décevant car après trois jours de beau temps, il peut y avoir trois jours de brouillard et deux de pluie. Avoir du temps est une qualité requise pour tout voyageur allant aux Açores. Mais pour la personne qui y vit, effectivement, ces déchaînements soudain sont durs. Par exemple, le seul centre d’accouchement est sur l’île de Faïal. Donc, pour éviter les problèmes d’avion ou de bateaux, les femmes de San Jorge, Pico, Corvo ou de Flores qui vont accoucher, louent des appartements et partent quinze jours à l’avance. Imaginez, les difficultés en cas d’accident grave. C’est compliqué de vivre avec ça, mais comme disent les Açoréens : « tous les matins, on vit entouré de la mer parmi des paysages tels que le volcan de Pico. Quel pays au monde possède ces paysages-là ? » Mais depuis 1990, la vie est devenue malgré tout plus facile avec les aides de Bruxelles. Les Açores ne sont plus les mêmes. Il y a encore de la pauvreté, mais le pays est vivable. Pour mieux comprendre la vie avant 1990, référez-vous au livre Gente Feliz com Lágrimas de Joao de Melo. Là vous verrez ce qu’était la misère.

 

L : Vous parlez de cette nature des îles de l’extrême, mais n’est-elle pas tout de même en danger comme partout ailleurs, en témoigne l’exemple que vous donnez du bouvreuil des Açores qui est « menacé de famine dans les zones cultivées » de São Miguel ?

 

J-Y.L. : Aux Açores, la nature, comme partout ailleurs, a été façonnée par l’homme. Elle est belle malgré tout. On a l’impression qu’elle est vierge, mais elle ne l’est pas. On y a implanté des vaches comme partout ailleurs. Il a fallu des engins pour casser des rochers, aplanir des terrains, planter extensivement de l’herbe et les engrais ont ruisselé avec l’eau qui retourne à la mer et tue les poissons. Le cycle de la vache n’a pas rendu les Açores particulièrement écologiques, mais comme il y avait une forte émigration, la vache a compensé les départs. Mais c’est un cycle qui se termine. Pendant longtemps, les tracteurs, les engrais et la vache ont abîmé la nature. C’est peut-être le danger de l’Europe qui décide de loin ce qu’il faut. Il a été envoyé aux Açores tout ce qu’on avait de mieux de mécanique, des tracteurs dans des parcelles de terre grandes comme des mouchoirs de poche. Ce n’est pas toujours la meilleure des choses, puisque depuis les années quatre-vingt-dix, l’homme açoréen a perdu de son génie. Dans les années quatre-vingt les Açoréens de vingt ans savaient encore construire leur maison, cultiver la terre, élever des vaches. Or, aujourd’hui, la transformation du monde a tué ce génie et l’homme açoréen sait mieux remplir des formulaires et attendre des subventions ou des tracteurs. Les îles se dépeuplent et les jeunes, à la suite de leur diplôme, partent et ne reviennent pas. Quel va être le tournant, là, pour les Açores ? On est dans un moment d’interrogation. Pour l’heure, c’est un paradoxe. Les Açores produisent ce qu’ils ne consomment pas et consomment ce qu’ils ne produisent pas. C’est notre globalisation qui a valu ça. La globalisation apporte un confort présumé mais tue le génie des humains.

 

L : Quel est l’avenir pour les Açores ?

J-Y.L. : Les Açores ont eu plusieurs cycles de développement. Il y a le pastel, les céréales, les oranges, la vache et le lait. Tous ces cycles sont en train de s’achever. La question est effectivement de savoir ce que vont devenir les Açores. Il n’y aura pas tout le temps la manne de Bruxelles. Donc, le tourisme est une solution.

 

L : La nature est-elle encore sauvage aux Açores ?

J-Y.L. : Prenons une île à l’image paradisiaque, l’île de Flores, qui porte un beau nom. Flores, l’île des fleurs. Un jour de beau temps, c’est exactement l’idée du paradis. On pense remplir le rêve de l’île magnifique où la nature est inchangée depuis toujours. C’est hélas faux : la nature a été modelée par l’homme. Flores était entièrement boisé autrefois et ce ne sont aujourd’hui plus que des champs. Néanmoins, l’île reste belle et on peut marcher seul, longtemps, sur les chemins de Flores. Mais pour le développement du tourisme, on est dans un moment contradictoire où les Açoréens peuvent enfin accéder à ce que, nous, nous avons, à la technologie, et que le marcheur veut justement fuir. Il va à Flores pour fuir ce que les Açoréens sont en train de vouloir devenir. La définition du calme, du charmant, du merveilleux et du précieux n’est pas du tout la même entre les autochtones et celui qui vient sur les îles pour marcher. Un chemin d’ornières couvert d’hortensias est une plaie pour celui qui veut atteindre son pâturage, mais pour le marcheur, c’est l’idéal. Les chemins sont très bien balisés et dès qu’on a fait cent pas à l’écart, les lieux sont merveilleux. Les volcans sont sublimes et le brouillard, l’attente de sa levée, tout comme les turbulences de la mer ajoutent du suspens. C’est un résumé de ce monde du Sublime, fait pour la richesse intérieure et pour la philosophie.

 

L : Vous dites : « La grande force de la lecture, […] c’est de transformer le cerveau du lecteur en salle de projection privée. » Et plus loin dans l’histoire, un viticulteur annonce : « Aiguisez vos papilles ! Vous allez entendre la voix du volcan. Il chante en rouge, il murmure en blanc, il rit en pétillant. » N’est-ce pas de ces images sorties tout droit de cette forme de cinéma de l’esprit dont vous parliez ?

J-Y.L. : Il fallait que je connaisse Pico par les cinq sens. J’ai donc assisté à une dégustation. Les vins de Pico sont des vins telluriques, basaltiques, puisque ce sont des vins de volcan. Ils sont à base de cépages interdits en France tels que les cépages Isabelle, Jacquez et Noah. Ils ont été interdits chez nous parce qu’ils dégageraient trop de méthanol. Or ces cépages ont une qualité énorme puisqu’ils ne demandent pas de traitement. Ce sont ces cépages interdits qui parlent, qui chantent, en rouge, en blanc, en pétillant. J’ai pu goûter à tous, ce qui m’a permis de faire parler le paysage de vigne classé à l’UNESCO. Alors, oui, je défends l’idée que la lecture permet une projection privée dans son cerveau pour tous les lecteurs et c’est comme ça que je voyage, avec déjà dans ma tête tous les films que je me suis faits en lisant. Des livres comme Moby Dick, par exemple… Ce qui me plaît, c’est de donner image et sensualité aux mots ; donner vie et surtout considération aux oubliés de l’Histoire. Ça, c’est notre travail. Je pense que les Açoréens n’étaient pas les gens les plus considérés de notre histoire. C’est pour cela qu’on a rempli ce vide en allant écrire Un cargo pour les Açores ; pour donner vision de la valeur de ces gens.

 

L : Parlez-nous de votre séjour à São Jorge.

J-Y.L. : São Jorge a vu naître le pianiste Francisco de Lacerda qui fut une star de la musique en Europe et en France notamment. Les Açoréens sont très musiciens. Lacerda a été repéré par Vincent d’Indy, le très grand pédagogue de la musique. Il lui a donné sa chance comme compositeur et comme chef d’orchestre. Francisco de Lacerda a composé une œuvre très importante, mais mal reconnue à l’époque. Nous sommes allés voir ce hameau qui a nourri les racines et la création d’un homme et qui a abrité ce génie de la musique ; un émule de Saty, de Fauré, de Debussy. Là, il faut se projeter son cinéma. Il faut voir les femmes à robes blanches et longues, descendant avec des escarpins jusqu’aux rochers de la mer. Il faut voir arriver par bateau le piano à queue de Lacerda, comme dans La leçon de piano de Jane Campion. Et là, quand on est seul au milieu des ruines, puisqu’il n’y a plus que des ruines et des vignes, on se fait ce cinéma qui est extraordinaire. On voit Lacerda avec sa barbe, son regard lointain de faune, et en parallèle, l’œuvre de Debussy, Prélude à l’après-midi d’un faune. Là, il faut tout reconstituer et c’est l’imagination qui le permet. Il y a un pianiste qui s’intéresse à toute la musique pour piano portugaise, dont celle de Lacerda. Il a enregistré un disque magnifique de Lacerda. Ce pianiste s’appelle Bruno Belthoise.

 

L : Vous écrivez : « Il y a des sentiers qui, d’emblée, attirent. Ils offrent, comme en musique, une ouverture harmonieuse et la promesse d’un développement enchanteur. Le marcheur ne peut résister au désir de s’y engager. » Entre l’opulente végétation verdoyante, les paysages volcaniques et les rivages rocheux ou sablonneux, quels sont d’après vous les plus pittoresques et quels sont vos préférés ?

J-Y.L. : Toutes ont un charme très spécifique, mais c’est vrai que c’est une terre de marcheur. Un cargo pour les Açores est un livre où le voyageur, Monsieur Lion, fait un point sur sa vie. Un peu tourmenté parce que les endroits où il a vécu, comme à la frontière afghano-pakistanaise pendant quinze ans ou au Mali, sont des pays où on ne peut presque plus aller. Le monde est en pleine turbulence, dans un bouillonnement et dans une grande violence. Le voyageur est un voyageur qui fait le point, face à cette nature particulière. Son défi n’est pas la turbulence des humains. Il vient chercher le calme, mais il a affaire aux turbulences de la nature. Un cargo pour les Açores est donc un livre plus philosophique que les autres.

 

L : Vous racontez l’histoire de ces neuf îles. Vous dites, neuf îles et neuf identités différentes. Dans le récit, une femme explique à Lion que « Santa Maria est l’île où la terre ne bouge pas, mais que la mer fit trembler avant d’être sauvée par le ciel. » Effectivement, parmi les îles de l’archipel, seule Santa Maria est rattachée à la plaque lithosphérique africaine et ne subit pas de séisme. Pouvez-vous raconter ce qui lie Santa Maria au ciel ?

J-Y.L. : Santa Maria n’a pas connu de tremblement de terre mais les stupeurs venues par la mer car Santa Maria a été une île attaquée par les pirates. Les Portugais se sont rendu compte qu’il fallait escorter les bateaux qui arrivaient chargés de richesses du nouveau monde plutôt que de défendre l’île. C’est pourquoi, les pirates ont préféré attaquer les habitants de Santa Maria car ils étaient une proie facile, restés sans défense. Les pirates kidnappaient des habitants et demandaient des rançons. Les pauvres qui ne pouvaient pas payer étaient vendus comme esclaves à Tunis ou à Alger et les plus riches qui ont payé une rançon sont revenus à Santa Maria. Ils ont par la suite formé une confrérie qui existe toujours et qui commémore cette histoire. Mais si pour Santa Maria le salut vint du ciel, c’est parce que, tout petit confetti dans l’Atlantique, l’île a connu une histoire grandiose en raison de la guerre de 1940-1945. Les Américains voulaient absolument avoir une base atlantique entre l’Europe et l’Amérique et ils ont fait des pieds et des mains auprès du dictateur Salazar pour construire une base d’aviation sur l’île. Lors des escales de ravitaillement en carburant, le monde entier a débarqué dans l’aéroport de Santa Maria : les hommes politiques, Fidel Castro, Jimmy Carter, le monde du spectacle, du Jazz, Frank Sinatra, Amalia Rodrigues… Or, comme il y avait souvent du brouillard, les personnalités restaient là, bloquées sur l’île pendant plusieurs jours. Il s’y est construit des hôtels, des orchestres et des cinémas. Le premier disque de Jimmy Hendrix a été écouté à Santa Maria avant même d’arriver en Europe. C’était tout à fait incongru. Il y a un documentaire qui s’appelle Santa Maria connection qui raconte l’épopée incroyable de la petite île. Moi-même, jeune voyageur en partance pour Haïti, je me suis arrêté à Santa Maria en 77, sur cette bande de terre étroite et déserte. Maintenant, les avions ne font plus escale et passent au-dessus de Santa Maria sans s’arrêter, mais c’est toujours un lieu de surveillance aérienne de l’Atlantique.

 

Cargo à Faial © Viviane Lièvre

L : Une des dernières escales avant la traversée transcontinentale pour les grands navigateurs et les grands voiliers se trouve à Horta sur l’île de Faial. C’est la dernière escale avant la traversée transcontinentale. Ce doit être un lieu exceptionnel, non ?

J-Y.L. : La légende est une réalité puisque tout navigateur qui fait la traversée atlantique passe par Horta. C’est la marina la plus protégée des Açores et la plus organisée. C’est là où il y avait cette chapelle, ce temple mythique du Peter’s café, le café des sports depuis trois générations. Avant internet, c’est là où on déposait les lettres pour les navigateurs. C’était une poste restante. Tous les marins du monde connaissaient et sont passés par le Peter’s café, de Tabarly à Moitessier. Aujourd’hui c’est fini. Internet a cassé ce rituel et le Peter’s café est désormais un lieu branché, globalisé. Maintenant on n’a plus cette ambiance ni ce charme. Mais on a gardé le décor. À Horta, il y a bien sûr les dessins faits par les navigateurs, comme celui de la couverture d’Un cargo pour les Açores qui représente une baleine. C’est une des peintures que Viviane a photographiée sur la jetée du port d’Horta. Tout navigateur se doit de faire un dessin. C’est important avant de reprendre la route. C’est vraiment un grand musée à ciel ouvert, c’est très beau. Il y a des baleines, de crabes, des tortues, des voiliers, des cargos et Le Petit Prince ainsi que des inscriptions. Mais, pour revenir au Peter’s café, ce qui m’intéressait surtout, c’est ce qui se trouvait au premier étage du café. Là, il y a une des plus belles collections de Scrimshaw. C’est l’art de graver sur les dents de cachalots et sur les os de baleines. À l’origine, cette pratique s’est développée sur les bateaux baleiniers américains. Dans les longues heures d’attente, les marins gravaient sur ces deux matériaux pour épancher leur mélancolie, leur Saudade, en peignant des scènes familiales, des scènes des scènes de chasse, le portrait de leur enfant ou le village. C’est un vrai reflet sociologique de la société. Les marins payaient des fois leur tournée dans les bars avec une dent de cachalot gravée et c’est pour cette raison que les bars sont devenus les principaux collectionneurs de cet art populaire majeur. Peter’s café a pu réunir une collection extraordinaire.

 

L : Quelle sera votre prochaine destination ?

J-Y.L. : Pour le moment, nous ne pouvons pas partir parce que nous travaillons à une grande exposition qui va ouvrir le 24 octobre au Musée des Confluences à Lyon sur Les fêtes himalayennes et les derniers Kalash. Ce peuple est menacé par l’intolérance et par la guerre avec l’Afghanistan. C’est une culture et une langue que l’humanité risque de perdre. Nous voulions donner de la considération et de la valeur à ce peuple. Ce sont aussi des oubliés de l’Histoire. L’exposition durera un an. Nous avons donné toutes nos archives au Musée des confluences de Lyon, notre ville, car il est important de témoigner et de restituer. Nous sommes actuellement dans une phase de restitution et dès qu’on aura le sentiment d’avoir accompli cette phase, on choisira notre prochaine destination.

 

Propos recueillis par Anouck Huguet

 

Le Livre

Commentaires :