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Entretien avec Philippe Jaenada

« Un matin d’octobre 1941, dans un château sinistre au fin fond du Périgord, Henri Girard appelle au secours : dans la nuit, son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Il est le seul survivant. Toutes les portes étaient fermées, aucune effraction n’est constatée. Dépensier, arrogant, violent, le jeune homme est l’unique héritier des victimes. Deux jours plus tôt, il a emprunté l’arme du crime aux voisins. Pourtant, au terme d’un procès retentissant (et trouble par certains aspects), il est acquitté et l’enquête abandonnée. Alors que l’opinion publique reste convaincue de sa culpabilité, Henri s’exile au Venezuela. Il rentre en France en 1950 avec le manuscrit du Salaire de la peur, écrit sous le pseudonyme de Georges Arnaud. »
Philippe Jaenada, 76 ans plus tard, revient sur l’affaire pour tenter de l’élucider avec le secours des mots… Entretien. 

©Astrid di Crollalanza

 

Lecthot : Pourquoi avoir choisi l’affaire Henri Girard ?

Philippe Jaenada : Quand notre fils est entré à la maternelle, il y a 14 ans (misère), j’ai sympathisé, devant l’école, à la sortie, avec le père de l’un de ses amis. Pendant les dix années qui ont suivi, chaque fois que ma femme et moi allions dîner chez la sienne et lui, il me disait : « Il faut absolument que tu écrives un livre sur mon grand-père, il a une vie incroyable, romanesque comme c’est pas possible, il a été millionnaire puis clochard, vagabond en Amérique du Sud, et de nouveau millionnaire, il a mené toute sa vie des combats contre l’injustice sous toutes ses formes, des luttes politiques, c’était un type extraordinaire – et c’est lui qui a écrit Le Salaire de la peur ! » Et chaque fois, je lui répondais que ce n’était pas pour moi, ces grandes vies trop remplies, ces belles aventures humaines, ces grands élans. (Et au fond de moi, je pensais : « Le Salaire de la peur, il a l’air fier, le pauvre, c’est un chef-d’œuvre de Clouzot, d’accord, mais ça doit être adapté d’un petit roman de gare médiocre… » _ alors que c’est un livre d’une grande force sombre, je l’ai découvert plus tard.) Moi, ce que j’aime, je lui disais, ce sont les petites anecdotes, les dérapages, les faux pas, les incidents apparemment insignifiants. Au bout de dix ans (je me demande encore pourquoi il a attendu si longtemps), un soir, entre le brie et la tarte au citron, il m’a dit : « Au fait, je ne sais pas si je t’en ai parlé, mais il est mort il y a trente ans, mon grand-père, et aujourd’hui encore, la plupart des gens pensent que lorsqu’il était jeune, il a massacré toute sa famille à coups de serpe. » Ah, j’ai pensé. Dans le genre petit dérapage, ça a l’air pas mal. Et du coup, voilà, je me suis penché sur le sujet.

 

L : D’où vous vient cet apparent besoin de résoudre une énigme, d’enquêter ? Avez-vous un désir de faire revivre le passé ? (comme lorsque vous évoquez des personnages totalement secondaires dans l’enquête en exprimant la satisfaction de donner un semblant de postérité à ces gens dont le monde ne se souvient plus).

P. J. : Holà, c’est une question compliquée. La seule chose qui m’intéresse vraiment sur terre, ce sont les gens. Les rivières, les montagnes, les épagneuls, c’est bien beau, mais enfin ce n’est pas dans mes priorités. (Chacun son truc, hein.) J’aime les gens, leurs histoires, leur vie, leurs malheurs, leurs plaisirs. J’aime les gens, tous, et sous toutes leurs formes. C’est-à-dire les gens gais et les gens douloureux, les proches et les lointains, les gens qu’on croise dans la rue, mais aussi les morts – ce n’est pas parce qu’ils appartiennent au passé qu’ils sont moins intéressants que les autres. Donc voilà. Et de manière plus pragmatique, si j’ai l’air de me concentrer plutôt sur ceux du passé, c’est pour une raison toute simple : on a le droit de consulter les dossiers. Les gens de tous les jours, non seulement la grande majorité n’a pas fait l’objet d’une longue enquête de police (je dispose donc de moins de renseignements, de moins de matériau romanesque, littéraire, sur eux), mais même, en ce qui concerne ceux qui se sont trouvés récemment au cœur d’un fait divers, je n’aurais pas le droit de fouiner. Il faut attendre, en règle générale, 75 ans après les faits, ou 25 ans après la mort du principal protagoniste.

 

L : Entre Pauline Dubuisson et Henri Girard, un point commun se dessine autour de l’injustice, l’une de la sanction trop sévère infligée, l’autre de l’absence de sanction.
Votre écriture pourrait-elle s’apparenter à un besoin de réparer ?

P. J. : Sans doute. On a tous cette envie-là une dizaine de fois par jour, non ? On passe notre vie à se dire « C’est pas juste » ou « Dommage que ce soit comme ça » ou « Les gens ne comprennent pas ». Quand on peut avoir ne serait-ce qu’une infime influence là-dessus, quand on a la possibilité, le droit, d’exprimer un petit désaccord à propos de tout ce qui cloche dans le monde, ce serait bête de se priver, non ?

 

L : Qu’est-ce qui vous anime le plus dans l’énigme ?

P. J. : Je ne comprends pas bien la question. Dans cette énigme-là précisément ? C’est un truc de gamin, de Cluedo, d’Agatha Christie : quatre personnes se trouvent dans un château, ils ferment toutes les issues de l’intérieur avant de se coucher, le lendemain trois sont massacrées à la serpe, une est indemne, aucune effraction n’est constatée, est-ce qu’il y a une toute petite chance pour que le seul survivant ne soit pas le coupable ? Sinon, si vous parliez de la notion d’énigme en général, c’est encore un truc d’enfance, ou de jeunesse. J’ai fait des études scientifiques, un peu – de maths et de physique, disons. La résolution d’un problème, quel qu’il soit, me passionne. C’est un jeu.

 

L : On est frappé à la lecture de La Serpe par une sorte de compassion, voire même d’affection, exprimée pour Henri Girard (et avant lui, Pauline Dubuisson).
Peut-on éprouver de l’amitié à travers l’écriture pour son personnage, sans l’avoir rencontré vraiment, et quel que soit son crime ?

P. J. : Oh oui. Quand on passe deux ans avec quelqu’un, même en pensée seulement, quand on est à côté de lui ou d’elle sept jours sur sept, du matin au soir et parfois la nuit quand on se réveille, quand on essaie, en écrivant, de s’approcher au plus près de ce qu’il ou elle a pu vivre ou penser, l’affection est presque inévitable. Ça vient tout seul. Quelque chose de fraternel. (C’est pour cela d’ailleurs que je ne m’amuserais jamais à écrire sur, disons, Michel Fourniret ou Marc Dutroux : j’aurais peur – mais vraiment : peur – de finir par éprouver une forme de sympathie, ou d’empathie, pour eux.)

 

L : Parvient-on par moment à comprendre le meurtre, lorsque l’on connait si bien l’assassin et son déterminisme ?

P. J. : Ça dépend. Dans le cas de Pauline Dubuisson, oui, car ce n’est pas à proprement parler un assassinat, c’est un enchaînement, une conséquence de la douleur et du mal-être. Dans le cas d’Henri Girard, je suis persuadé qu’il n’a tué personne, donc le problème ne se pose pas. A part ça, non, je crois que je ne « comprendrai » jamais qu’un être humain en assassine un autre. (Enfin, je dis ça, ce n’est même pas vrai. Si quelqu’un tue mon fils (ou même, simplement, lui coupe les jambes), je me ferais un vrai plaisir de le découper en fines lamelles.)

 

L : Comment avez-vous effectué vos recherches ?

P. J. : J’ai d’abord travaillé sur Internet, j’ai réuni beaucoup de documentation, consulté des tas de sites, acheté des journaux de l’époque, des livres plus ou moins consacrés à l’affaire, ou en rapport avec l’époque. Ensuite, je suis allé sur place, à Périgueux, sur les lieux des crimes, j’ai rencontré des gens, et surtout, je me suis plongé (jusqu’aux oreilles) dans les milliers de pages des dossiers d’enquête et d’instruction, conservés depuis 75 ans aux Archives départementales de la Dordogne. J’ai été le premier, depuis 1943, à avoir l’autorisation de les consulter. Et j’ai trouvé quelques trucs dedans…

 

L : Existe-t-il encore aujourd’hui, parmi les personnes et institutions que vous avez sollicitées pour vos recherches, des partisans de l’innocence d’Henri ?

P. J. : Bien sûr. Toute sa famille, déjà. Les descendants de ceux qui l’ont bien connu (la fille de son avocat périgourdin, par exemple). Et, j’espère, de manière plus générale, à peu près tous ceux qui se sont penchés assez sérieusement sur l’affaire.

 

L : Vos romans étonnent toujours par l’abondance de parenthèses et de digressions, qui isolées, pourraient à elles seules constituer un roman à part entière. Aimeriez-vous un jour écrire ce roman, détaché de toute énigme ?

P. J. : J’en ai déjà écrit sept : mes sept premiers romans. Maintenant (j’ai 53 balais, gamine), ma vie est devenue trop routinière (mais j’adore ça), pas assez remplie, pas assez rocambolesque en tout cas, pour en faire des livres. (Sinon, ça donnerait la liste de mes courses à Franprix (j’ai oublié de prendre du Sopalin), mon rhumatisme à l’épaule à chaque changement de saison, et l’élimination scandaleuse de Lucie à Koh Lanta.) Donc ce qui m’arrive encore de temps en temps (quand même), je le saupoudre dans des vies bien plus intéressantes que la mienne, celles que je raconte.

 

L : Quelle sera votre prochaine énigme ?

P. J. : Mystère et boule de gomme.

Le livre :

 

 

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