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Entretien avec Pierre Lemaitre

Après le grand succès de Au revoir là-haut (prix Goncourt en 2013) adapté au cinéma en 2017, Pierre Lemaitre revient sur la scène littéraire avec Couleurs de l’incendie, salué à l’unanimité par la critique.
L’auteur des tribulations de la famille Péricourt nous transporte dans la vie de Madeleine Péricourt, au sein d’une merveilleuse machine à fabriquer des émotions. 

© Roberto Frankenberg

L : Pourquoi avoir choisi le personnage de Madeleine Péricourt ? Quel est le fil qui vous intéressait de dérouler encore, à travers elle ?

P. L. : Une première raison, assez prosaïque : Madeleine est la seule survivante de la famille Péricourt. Voilà qui limite le choix. Mais aussi (il y avait tout de même d’autres choix possibles) parce que la situation des femmes dans les années 30 me proposait un étonnant paradoxe, source d’une histoire assez romanesque : la situation d’une héritière d’un petit empire bancaire dans une époque où les femmes… n’ont même pas le droit de signer un chèque sans l’aval de leur mari.

 

L : Comment s’immisce-t-on dans la peau d’une femme, lorsqu’on est un homme ?

P. L. : C’est moins difficile pour moi que de m’immiscer dans la vie d’un jeune garçon comme je l’ai fait dans « Trois jours et une vie ». Peut-être un côté double chez moi, allez savoir…

 

L : Quelle est la part autobiographique de vos romans ?  

P. L. : Consciemment aucune. Mais le romancier ne maîtrise pas la totalité de ce qu’il fait et l’inconscient du texte révèlerait sans doute dans la permanence de la figure du corps meurtri chez mes personnages ou la récurrence du thème de la vengeance, des répétitions significatives. C’est une chose dont je m’ouvrirai à mon psychanalyste, évidemment…

 

L : Les Couleurs de l’incendie ont pour toile de fond historique les années 30. Comment vous êtes-vous senti dans cette époque ?

P. L. : Politiquement mal, socialement, très mal, romanesquement très bien. Politiquement et socialement c’est une période trouble qui donne le spectacle de lâchetés qui se révèleront coûteuses, où la politique est à l’un de ses plus bas degrés, où la presse vénale agit en toute impunité, etc. Romanesquement, tout cela constituait autant de leviers pour mes personnages.

 

L : La fresque balzacienne du XXe siècle que vous ambitionnez d’écrire pourrait-elle également avoir la volonté de « faire concurrence à l’état civil » ?

P. L. : Vous imaginez que je ne vais pas « concurrencer Balzac ». Je m’inspire évidemment de la structure de la Comédie Humaine pour construire ma suite romanesque mais (hélas pour moi) la comparaison s’arrête là.

 

L : Qu’est-ce que vos personnages disent d’actuel / d’universel ?

P. L. : Fraude fiscale, presse vénale, naissance de la technocratie, secret bancaire… Couleurs de l’incendie propose une série de résonances avec aujourd’hui. Cela ne signifie nullement que je fais un parallèle entre aujourd’hui et les années 30, ce serait historiquement abusif et infondé. En revanche des résonances existent. Mais, à bien y réfléchir, prenez deux périodes de l’histoire, n’importe lesquelles et vous trouverez des ressemblances. Il y avait de la fraude fiscale au Moyen Age, de la technocratie chez les Grecs, une presse vénale… depuis la naissance de la presse. Il convient donc de prendre tout cela avec prudence et circonspection.

 

L : Si vous deviez vivre la vie de l’un de vos personnages, lequel choisiriez-vous ?

P. L. : Je choisirais le plus heureux : Dupré.

 

L : Imaginez un instant une étrange réalité dans laquelle vos personnages seraient vivants et vivraient réellement les aventures que vous leur construisez. Écririez-vous alors différemment Au revoir là-haut et Couleurs de l’incendie ?

P. L. : Je ferais la même chose. Au moins mes personnages pourraient me dire que grâce à moi, ils ont vraiment vécu quelque chose.

 

L : Toujours dans la continuité de cette idée folle selon laquelle vous seriez en réalité le démiurge de tout un univers vivant (vos romans)… Quel genre de démiurge pensez-vous être ? Tout ce qui arrive à vos personnages vous semble-t-il justifié ?

P. L. : Le destin de mes personnages n’est pas plus « justifié » que ce qui arrive dans la vie à un peu tout le monde. Est-il « justifié » qu’il y ait 400 morts par an dans la rue en France ? Est-il « justifié » que notre pays compte 9 millions de pauvres ? Est-il « justifié » parmi les patrons des grandes entreprises, certains perçoivent chaque année l’équivalent de 1.000 années de SMIC ? Je ne suis pas un démiurge mais si je l’étais je m’efforcerais d’œuvrer pour un peu plus de justice.

 

L : Quel est le principal sentiment que vous aimeriez communiquer au lecteur ?

P. L. : Je ne cherche pas à lui inspirer des sentiments mais à provoquer chez lui des émotions. C’est mon métier. La littérature, dit Aragon, est une machine à décrypter le monde. Je n’ai pas trouvé de meilleure définition. D’autres disciplines ont aussi vocation à nous aider à comprendre ce qui nous arrive. Les mathématiques le font avec des chiffres, des équations, la sociologie avec des enquêtes et des statistiques, l’histoire avec l’analyse des faits. L’outil privilégié de la littérature, ce sont les émotions du lecteur. Qu’elles soient positives (amour, attachement, séduction, etc.) ou négatives (haine, vengeance, cruauté, etc.) ce sont elles qui permettent au lecteur de faire entrer en résonance le monde du roman avec le leur.

 

Le livre : 

 

 

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