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Entretien avec François Busnel

Lecthot s’est entretenu en exclusivité avec l’un des acteurs les plus discrets et néanmoins les plus influents de la littérature en France, François Busnel, animateur et producteur de La Grande Librairie. L’émission, qui a repris le flambeau du célèbre Apostrophes de Bernard Pivot, est suivie par 450 000 téléspectateurs en moyenne. Elle est aujourd’hui considérée comme le programme ayant le plus d’impact sur les ventes de livres en France. Nous avons voulu entendre pour la première fois le point de vue sur la littérature de celui qui interroge tout le monde et que personne ne questionne.

Dans son bureau, pas de poster de Rimbaud, ni d’édition limitée de Léon Bloy ou de tapis de souris affichant une citation de Sénèque. La littérature chez François Busnel n’est pas une affaire de pose, elle est curiosité, enthousiasme, sensualité : « Je lis avec les tripes, j’écris avec ma subjectivité, je ne théorise pas, je dis simplement « J’ai lu tel livre et voilà pourquoi je l’aime. » Entretien.

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Lecthot : La Grande Librairie reçoit et fait dialoguer des écrivains pour débattre de leurs livres. Cette démarche n’est-elle pas en opposition avec la pensée critique contemporaine issue du structuralisme qui veut que l’œuvre n’appartienne plus à son auteur une fois créée ?

François Busnel : Oui, sans doute. Le structuralisme propose certes une théorie très intéressante, mais ce n’est ni une Bible ni l’alpha et l’oméga de la pensée contemporaine ! Je crains même que ce ne soit qu’une parenthèse dans l’histoire de la littérature… Pour être franc avec vous, la théorie littéraire, cette théologie des temps modernes, m’ennuie. Je ne théorise pas, j’expérimente. Et ma démarche repose sur une seule chose : la curiosité. Vous dites que « La Grande Librairie fait dialoguer des écrivains pour débattre de leurs livres » : permettez-moi de vous corriger juste sur ce dernier point : ce n’est pas pour débattre. Je ne cherche pas à « débattre » mais à laisser vivre la parole de l’écrivain. Aujourd’hui il y a du débat partout. Au point que l’on ne sait plus qui à écrit quoi : on est dans le débat avant d’être dans l’exposé. Je voudrais revenir au point d’avant le débat : lorsque l’écrivain peut, sereinement, sans être coupé ni avoir besoin de convaincre, déplier une parole qui raconte le mystère de la création, la part sensible de l’œuvre.

Je ne crois pas que l’œuvre n’appartienne plus à son auteur une fois créée. Cela n’est vrai que dans la mesure où tout lecteur est le « continuateur » de l’œuvre dans la mesure où il se l’approprie à son tour, mais on ne peut évacuer aussi simplement et aussi définitivement le rôle de l’auteur. Pour ma part, je ne sépare pas l’œuvre de la biographie de l’écrivain, ni de sa parole. Je crois que l’œuvre est imbriquée dans la vie.

Dissocier l’œuvre et l’auteur serait aussi vain que dissocier le fond et la forme.

Pour le dire autrement, je ne me satisfais pas de cette pensée critique un peu paresseuse qui affirme que tout est dans l’œuvre. Ca, je n’y crois pas une seconde… C’est l’habile faux-fuyant trouvé par Rimbaud, théorisé par Valéry et popularisé par Proust dans son Contre Sainte-Beuve. Tolkien, qui était professeur autant qu’écrivain et refusait toute interview dans les dernières années de sa vie, a formidablement résumé la chose ainsi : « Je tiens fermement que retracer la vie d’un écrivain est une manière fausse et entièrement vaine d’approcher son œuvre. »  Soit. Mais au moins la parole de l’écrivain nous permet-elle de savoir à peu près quel homme fut celui qui écrivit tel livre qui nous enchanta… Ce n’est pas grand-chose, sans doute. Mais ce n’est pas rien. La parole de l’écrivain n’explique pas tout, mais elle n’est pas rien.

Ce qui m’intéresse, c’est de donner la parole aux écrivains afin de me rapprocher du mystère de la création littéraire : comment écrivez-vous ? comment est né ce livre ? pourquoi avez-vous écrit de cette façon ? Que lisiez-vous jadis ? Et mille autres questions de ce genre. Je n’y cherche ni vérité ultime ni explication totale mais juste deux ou trois choses : 1°) une parole sensible et sincère, dégagée du souci de plaire 2°) l’émotion d’entendre la voix d’un créateur dont j’ai aimé une oeuvre que je voudrais faire aimer à mon tour 3°) des hypothèses qui permettront à tout lecteur de s’enfoncer dans ce que Simon Leys appelle, pour un lecteur curieux, « le maquis des hypothèses ».

Je crois, en effet, qu’un écrivain est toujours caché dans l’écheveau de son œuvre. Il brouille les pistes à travers ses personnages, qui ne sont jamais tout à fait lui, ou à travers les situations, qui ne sont jamais tout à fait réelles (ne parlons même pas de ce que Roland Barthes appelait « les effets de réel »…). Le roman est le territoire du jeu. Mais rien n’est jamais créé ex nihilo, tout est lié (à un degré plus ou moins intense) à l’expérience de l’auteur – vie intérieure, vie fantasmée ou vie vécue. Si l’on s’intéresse à cette part de la création littéraire, la question est alors la suivante : où placer le curseur entre invention pure et expérience. Il ne s’agit pas de tomber, bien sûr, dans les réductions psycho-biographiques. Mais de dire que tout est intéressant lorsqu’on cherche à comprendre une œuvre ou, ce qui est le cas de La Grande Librairie, à la faire aimer. Bien sûr, la vie des écrivains a déjà été labourée par les chroniqueurs et les biographes, mais il reste toujours quelques zones d’ombres – parfois des trous noirs. Donner la parole aux écrivains, dans La Grande Librairie, est une façon d’explorer ces zones. Ce qui m’intéresse, c’est de chercher ce qui a aimanté leur plume. « Pour être touché par une pensée, j’ai besoin qu’elle soit portée par une voix, qu’elle émane d’un homme, que je sache quel chemin elle s’est frayé en lui » écrit Emmanuel Carrère dans Le Royaume : j’adhère totalement à cette conception de la lecture qui est, me semble-t-il, la profession de foi du journaliste. A ce stade, il me semble important de faire un aveu (ou une mise au point) : je ne suis pas critique littéraire mais journaliste, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Je ne cherche pas à juger mais à comprendre et, partant, à faire aimer.

Entendons-nous bien : je ne prétends pas que la parole de l’écrivain (ou sa biographie) explique quoi que ce soit. L’œuvre n’est jamais une « transposition » de la vie ou de l’expérience de l’auteur, et il est vain de chercher telle ou telle explication dans une vie. Au mieux peut-on y trouver une influence, plus ou moins consciente, plus ou moins réelle – souvent, ce n’est que la projection du lecteur qui ne peut s’empêcher de croiser l’œuvre et la vie de celui qui l’a écrite. Non, la biographie ne sert à rien et pourtant tout nous incite à lire des biographies… C’est qu’il y a un autre usage de la vie d’un écrivain que celui, si réducteur, qui consiste à débusquer dans un itinéraire la raison d’être des mots et des personnages inventés par l’écrivain. C’est la curiosité. Le simple plaisir que nous avons à la lecture du récit d’une vie. Juste une vie.

  C’est le lecteur qui donne son sens à l’œuvre.

L : La curiosité ?

F.B. : Oui, la curiosité. La curiosité dans ce qu’elle a de plus noble, de plus beau : le partage, l’envie de « connaître » l’autre plutôt que de tout « savoir » sur  lui (ainsi certaines choses que l’on sait, que l’on pourrait dévoiler mais qui, me semble-t-il, n’apportent rien à la connaissance de l’écrivain, seront-elles tues, volontairement : je ne vois pas l’intérêt, par exemple, de révéler l’identité d’Elena Ferrante malgré elle). Plus j’aime un écrivain, plus j’éprouve le besoin de tout connaître de lui. Mais je parle bien de « connaître » pas de « savoir »… La différence est de taille. Quand on aime quelqu’un, on a davantage envie de le connaître que de tout savoir de lui – surtout ses zones d’ombre et de fragilité. Je suis pour une protection assidue de toute vie privée. La transparence qui règne aujourd’hui est l’une des pires choses qui soient. Le secret est nécessaire. A une certaine dose. On peut même dire qu’un Etat de droit ne saurait exister sans le secret (lisez les travaux de Georg Simmel sur ce sujet !) Il s’agit de trouver le point d’équilibre : on peut évoquer l’intime sans pour autant être impudique. C’est tout le travail du journaliste.

On me demande parfois quelle est la différence entre la curiosité, dont j’ai tant vanté les mérites, et l’indiscrétion. La réponse est simple : le voyageur est curieux, le touriste est indiscret. Dans le journalisme, c’est la différence entre l’interrogation et l’interrogatoire. Le journaliste qui mène une interview ne travaille pas à son intérêt mais à autre chose : à promouvoir l’autre et non lui-même.

Je considère les interviews, notamment dans La Grande Librairie, comme des conversations (même si je ne perds jamais de vue que je ne suis pas à la hauteur de ceux que j’interviewe, que le prestige va à celui qui répond et non à celui qui questionne, que je cherche à leur faire dire plus – ou différemment – qu’ils n’ont écrit). Je cherche à établir un échange d’intelligence et de cœur.

La curiosité est la valeur la plus mal en point de la démocratie. On a désappris aux gens à être curieux : « Machin pense ceci… donc tout le monde doit penser ceci », « Bidule a écrit cela… donc tout le monde doit penser cela. » Je ne fonctionne pas comme cela. En ce qui me concerne, je m’étonne tous les jours de tout. Je m’étonne, pour commencer, qu’on puisse prendre pour argent comptant telle ou telle chose. La curiosité doit être le ressort du journalisme. Lorsque vous éprouvez de la curiosité, vous avez envie de savoir comment Hugo, Faulkner ou Fitzgerald ont écrit tel livre, vous avez envie de savoir comment vivent et écrivent Philip Roth ou Joyce Carol Oates, Amos Oz ou John le Carré, Kenzaburo Oé ou Elena Ferrante… Il ne s’agit pas de dire que les réponses de ces auteurs se substituent à l’œuvre. En réalité, elles ne l’expliquent même pas. Elles sont un « à côté », l’équivalent d’une torche allumée au beau milieu de ce trou noir qu’est l’œuvre. Cette flamme, que chaque lecteur pourra voir, éclaire un peu plus le mystère de l’œuvre. Voilà pourquoi interroger un écrivain me semble important : la parole de l’auteur ne peut pas davantage, mais elle peut cela, qui n’est pas rien. Je préfère avoir cette torche à côté de l’œuvre plutôt que demeurer dans l’obscurité. L’œuvre dit une chose, et l’auteur en dit une autre. C’est passionnant, non ? Le journalisme littéraire ne consiste pas à expliquer ou à épouser l’œuvre d’un écrivain, à la glorifier ou à la défendre, mais à l’escorter. Comprendre, non pas juger. Il s’agit de trouver les points d’émotion. D’appuyer sur les fissures.

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L : Que peut-on apprendre d’un écrivain ?

F.B. : La complexité. Le sens de la beauté. Le bonheur de mettre le mot juste sur une intuition vague… Les bons écrivains nous apprennent à douter des grandes idéologies, à ne pas accepter de voir les choses de façon binaire (bien/mal ; noir/blanc…). Un roman ne se réduit jamais à un message ni à une histoire : il ouvre une brèche. C’est un travail sur les mots qui éveille l’attention aux choses, aux êtres et au monde. Au lecteur d’user de cette attention nouvelle. Dans un monde comme le nôtre, où la pensée est pasteurisée au quotidien, multiplier les failles me semble être la tâche essentielle des journalistes. J’envisage mon travail ainsi : multiplier les fissures dans un monde lisse ; faire découvrir les écrivains au plus grand nombre afin que tous fassent des pas de côté. Barthes avait une belle expression : « faire du travail d’analyse une fiction élaborée. » C’est très exactement cela, La Grande Librairie : une fiction élaborée (à partir d’un travail d’analyse). A l’antenne, je fais en sorte qu’on ne voit que la fiction et qu’on ne devine pas le travail : je tente de gommer la sueur.

Mais cela suppose de pratiquer le zigzag entre l’œuvre et la parole de l’auteur. Je navigue en cherchant sans cesse la bonne distance, entre territoire mental de l’auteur et géographie de ses origines. Il faut prêter attention à tous les détails, au contexte, aux hasards, aux rencontres, aux enchaînements chronologiques… C’est pour cela que j’aime tout particulièrement les reportages : il faut recueillir la parole de l’auteur mais aussi les témoignages de ceux qu’il a rencontrés, croiser les sources (les correspondances, les anecdotes, les propos rapportés par d’autres et vérifiés soigneusement…). Le journaliste est une sonde : il s’intéresse aux problèmes d’argent des écrivains, à leur solitude, à leurs échecs, aux ratages aussi bien qu’à leurs œuvres. Et puis, peut-être est-ce un travers du passeur que je suis à la télévision, mais je crois qu’il faut constamment rafraîchir la mémoire. J’ai un souci, sans doute excessif, de la transmission : je le constate chaque jour quand on m’écrit ou quand je croise un lecteur (surtout plus jeune que moi), tout le monde ne sait pas ce que fut la vie d’un écrivain qu’il aime, l’époque à laquelle il vécut, dans quel contexte il écrivit, etc. Le journaliste ne lève pas le mystère. Il n’appartient pas, d’ailleurs, au journaliste ou au biographe de lever le mystère mais de le livrer tel quel.

Le journaliste, par vocation, est du côté de Sainte-Beuve contre Proust. C’est moins chic, bien sûr, mais c’est une conviction chevillée à l’âme : la curiosité, qui est ce qui fait un journaliste, pousse à tout savoir de l’auteur d’une œuvre. La biographie ne dit pas tout, c’est entendu, mais pourquoi se priver de ce moyen de connaissance ? Sans compter que Proust lui-même apporte un cinglant démenti au Contre Sainte-Beuve dans Jean Santeuil lorsqu’il écrit que « notre vie n’est pas absolument séparée de nos œuvres. Toutes les scènes que je vous raconte je les ai vécues. » D’éminents proustologues l’ont finement démontré (je pense à Roger Grenier et à mon vieil ami J. B. Pontalis) : Grenier : « Non sans malice, J.-B. Pontalis suggère que Proust et Freud se posent en adversaire de la méthode préconisée par Sainte-Beuve parce qu’ils n’ont pas envie qu’on explore leur propre vie privée : si l’on découvrait par exemple les pratiques perverses de Proust faisant supplicier des rats… Mais la vie privée des autres. La question est envisagée aussi par Nietzsche, mais d’un point de vue différent. Il pense que si nous connaissons un auteur, notre opinion sur son œuvre et sur sa personne en est faussée : « Nous lisons doublement les livres des personnes que nous connaissons (amis et ennemis), puisque cette connaissance ne cesse de chuchoter à nos côtés : « Voilà qui est de lui, voilà un trait caractéristique de sa nature profonde, des grands instants de sa vie, de son talent », et qu’une autre espèce de connaissance chercher parallèlement à établir quel est l’apport intrinsèque de cet ouvrage, quelle estime il mérite pour lui-même, indépendamment de son auteur, quel enrichissement de savoir il nous vaut. Ces deux sortes de lecture et d’appréciation se gênent réciproquement, cela va sans dire. » Alors, Proust ou Sainte-Beuve, l’œuvre ou la parole de l’écrivain ? Je crois au va-et-vient. Pas au choix.

Par ailleurs, la plupart des grands historiens que j’ai interrogé, de Jacques Le Goff à Jean-Pierre Vernant ou Paul Veyne, m’ont tous dit qu’ils ne pouvaient reconstituer la figure d’un roi ou d’une reine sans retrouver les modes de pensée, les croyances et les usages de l’époque. On ne lit pas La Divine Comédie de la même façon quand on sait comment Dante l’a écrite. Ni Villon quand on sait qu’il volait pour manger. Ni Baudelaire quand on sait qu’il eut de lancinants soucis de blanchisseuse. Ni Conrad quand on sait qu’il avait le mal de mer. Ni Rimbaud quand on sait qu’il termina contrebandier. Ni Monfreid quand on sait qu’il fut pilleur d’épaves. Je procède exactement de la même manière avec les contemporains : je leur donne la parole. C’est ainsi que La Grande Librairie prépare aujourd’hui une archéologie pour demain.

Pour revenir à votre question, il y a beaucoup de choses à apprendre d’un écrivain. Encore faudrait-il que l’on ait envie d’apprendre… Vous voyez, tout revient à la curiosité, à l’envie, à la capacité de s’étonner. J’aurais adoré faire connaitre le grain de la voix de Shakespeare, de Rabelais ou de Cervantès. A quoi ressemble un type qui a écrit « Othello », « Pantagruel » ou « Don Quichotte » ? Et Racine… Saviez-vous que Racine abandonna le théâtre le jour où on lui donna de l’argent ? Ce détail bouleversant suffit à attiser ma curiosité. Le mystère de la création ! Un journaliste est quelqu’un à qui l’on dit : circulez, y a rien à voir. Et qui ne circule pas, et va voir.

Mais il y a une autre dimension que je trouve curieusement absente des discours de beaucoup de critiques littéraires (et notamment, tiens, chez les structuralistes) : c’est la question de la beauté. Beaucoup plus importante que la question du sens de l’œuvre. Cette question est présente partout, en philosophie, en Histoire… Si j’ignore le sens de l’Histoire, je sais qu’elle porte en elle une certaine beauté ; celle des perdants, celle des vaincus magnifiques, celle des hommes et des femmes qui ont un tout petit peu frotté le destin en renversant la table. C’est cette beauté que l’on retrouve dans l’écriture. Comment obtient-on une telle pureté de langue pour raconter la même histoire ? Car après tout, la littérature répète sans cesse les mêmes histoires : seule la langue varie.  Je me souviens qu’un jour, j’ai demandé à Richard Ford : « Comment te vient l’inspiration ? Comment as-tu écrit Canada, ou des œuvres comme ça qui sont de si grands livres ? » « L’inspiration ? L’autre nuit, j’ai fait un rêve. Je me suis réveillé, j’ai allumé la lumière et j’ai noircis toute une page. J’étais content, c’était génial, formidable ! Je venais d’avoir l’idée d’un roman extraordinaire ! » « Et alors ? » « Au réveil j’ai relu : Un homme rencontre une femme. Ils se quittent. »…

En littérature, les idées comptent beaucoup moins que les mots. Les idées sont d’une banalité sans nom. La langue, en revanche, est infinie. Et créatrice de beauté. Avec quel mot, quelle intensité, quel rythme, vais-je raconter mon histoire ? À cette question, nous avons différentes réponses : celle de Victor Hugo, celle de Faulkner, celle de Modiano, etc. Toutes ces réponses ont partie liée avec la beauté.

En ce qui me concerne, je traque la beauté partout où elle se trouve. 

  La parole de l’écrivain m’intéresse non pas comme solution, non pas comme élucidation, mais comme contrepoint, comme un pan essentiel de la galaxie littéraire.

Je ne suis pas un très grand lecteur des romans de Flaubert et pourtant sa correspondance me passionne et me bouleverse. Pourquoi ? Parce que j’y découvre un type qui raconte à ses amis sa difficulté d’écrire, confie ses doutes, ses coups de gueule. C’est passionnant. Prenez les lettres écrites à son amie Louise Colet ou à Ernest Feydeau sur son intention d’écrire Madame Bovary, ne sont-elles pas plus intéressantes que Madame Bovary même ?

  La parole de l’écrivain révèle toute la distance qu’il y a entre ce qu’on veut faire et ce qu’on fait, entre ce qu’on veut être et ce qu’on devient.

Cette distance est fascinante, elle nous invite à nous interroger sur nous-mêmes. Et finalement, ne vient-on pas à la lecture pour cela ? Tous les écrivains que nous vénérons ont leur faille, leur fissure, et bien souvent c’est sur ces faiblesses mêmes qu’ils construisent leurs œuvres.

Lorsque je suis en face d’un écrivain, j’essaie d’obtenir un discours non pas promotionnel, mais une histoire. Quels ont été ses choix, ses luttes, ses angoisses, ses moments d’hésitation, ses joies ? …

 

L : Marc Fumaroli considère le salon comme l’une des trois institutions littéraires françaises, dans ses essais éponymes. Vous situez-vous dans cette filiation du salon littéraire ?

F.B. : Oui, d’une certaine manière. Mais la télévision a changé la donne. Les salons dont parle Fumaroli furent une poche de résistance. Il faut rappeler que le siècle des Lumières, avant d’être celui des libertés, fut d’abord un siècle répressif : le salon littéraire tenait davantage lieu de laboratoire d’idées que de salon de thé. Et là encore, que célébrait-on sinon la curiosité : Diderot, Voltaire, d’Alembert, s’intéressaient à tout, pas seulement à la littérature, mais aussi à l’anatomie, la biologie, l’astronomie, les sciences sous toutes leurs formes… Ces salons ont décloisonné les savoirs. Aujourd’hui, ce qui m’intéresse, c’est de réunir sur le même plateau un mathématicien tel Cédric Villani et un académicien au style classique comme Jean d’Ormesson, avec, entre eux deux, une romancière anticonformiste comme Virginie Despentes. Ou bien Patrick Modiano, Pascal Quignard, Jean Echenoz et J.-M.-G. Le Clézio. Ou encore Pierre Michon et Charles Juliet. Non pas pour polémiquer, mais bien pour penser ensemble, pour agrandir la vie. On ne peut pas demander à la télévision plus que ce qu’elle a à offrir. Aujourd’hui la vocation du petit écran est de divertir. Ce que j’essaie de faire, c’est de détourner le Boeing. Mais pour cela, il faut accepter de monter dedans…

  On ne cherche pas à réunir les savoirs, on ne s’intéresse plus au produit de la rencontre entre l’écrivain et le physicien, mais à celui de la confrontation d’une star du X avec un grand footballer, tous les deux ayant publié des livres qu’ils n’ont pas écrits mais qu’ils ont signés, à des heures de grande écoute face à des animateurs star qui vont se faire un plaisir de leur expliquer combien leur livre est nul.

La Grande Librairie essaie de faire autre chose, elle se donne pour mission d’allumer la mèche, d’éclairer. C’est ensuite aux téléspectateurs d’agir, d’aller lire les livres. Ma volonté est de faire en sorte que les téléspectateurs sortent d’un état de passivité entraîné par la télévision et se rendent en librairie. Il existe aujourd’hui 26 chaines gratuites et je ne sais combien de payantes, toutes remplies de divertissements plus ou moins idiots. Comme dirait l’autre, le temps de cerveau est réduit au minimum avec la télévision.

J’essaie de proposer quelque chose qui s’inspire en effet des salons des Lumières dans le sens ou je crois à l’étonnement, à la pluridisciplinarité, à la volonté de croiser les arts, d’unir les gens qui partagent l’amour des mots, l’amour de la beauté, tout en étant peut-être dans des vies différentes, et voir ce que leur rencontre provoque en vous. Mon mot d’ordre est celui de Diderot : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ». Je me hâte de rendre la littérature populaire. Une littérature que certains croient exigente alors qu’elle est en réalité tout à fait capable de passionner les foules : Maylis de Kerangal ou Emmanuel Carrrère, les premiers romans de Joël Dicker ou les poèmes de Christian Bobin, les livres de Pierre Michon ou de Michel Tournier, tout cela, qui représente aujourd’hui le meilleur des lettres françaises, doit devenir le plus populaire possible. C’est la tâche que j’assigne à mon émission. La télévision touche, potentiellement, beaucoup plus de monde que n’importe quel journal. Il faut donc l’utiliser pour faire connaître ces écrivains formidables qui, sinon, resteraient connus dans le (trop petit) cercle de ceux qui sont déjà des lecteurs.  Je cherche à faire aimer, pas à me faire aimer. Pour cela, il faut accepter de renoncer à la petite phrase, je ne suis pas là pour faire de la polémique. Écoutons ce qu’un romancier a à nous dire, sortons des généralités réductrices, accordons un temps de parole à des gens qui pensent… Il faut sortir de cette idéologie du slogan, de la pensée minute, que la télévision adopte et que presse écrite et internet ont fini par adopter également. Quelle génération de lecteurs sommes-nous en train de fabriquer ?

L : Comment souhaitez-vous réapprendre ces valeurs d’ouverture ?

F.B. : D’abord, il faut réapprendre le temps long de la réponse longue. Il faut réapprendre à écouter. Oui, j’aimerais que les gens lisent davantage. La littérature est la meilleure arme pour affronter le réel. La parole de l’écrivain, libérée du discours promotionnel et guidée par une certaine bienveillance, est fabuleuse. Je sais que j’emploie là un gros mot : la bienveillance. J’assume. Je suis convaincu que le livre est la dernière chose avec l’art qui peut nous aider à nous redonner le sens de l’aventure, nous changer, nous arracher au déterminisme, nous hisser au-delà de nous-même, nous élever. Vous êtes dans un bureau où vous accomplissez chaque jour un travail pour lequel vous n’étiez pas fait et soudain vous lisez un livre qui vous réveille du sommeil dans lequel vous végétiez, et vous changez, et vous commencez à vivre.

La lecture est performative, elle n’est pas passive. Vous suivez l’itinéraire d’un héros parti en Italie retrouver la femme qu’il aime, et vous le faites.

Voilà ce que peut la littérature.

Si vous considérez un livre comme un musée avec un sens de visite, des horaires, un gardien, c’est foutu !

  La littérature n’est pas un bon élève, elle n’est ni sage, ni académique, elle est un sale gosse qui s’appelle Louis Ferdinand, elle est aussi l’exilé qui s’appelle James Joyce qui écrit à Zürich entre deux picons de bière le grand livre irlandais qu’on attendait depuis des années, elle est enfin l’alcoolo, qui, du fin fond du Mississipi, travaille à réinventer l’Amérique, et qui s’appelle Faulkner.

La littérature fait bouger le lecteur, elle fait vivre la langue, elle est cette éternelle énigme capable d’asséner une grande claque sur le museau des préjugés. Il n’y pas les bons d’un côté et les mauvais de l’autre, mais des gens qui bricolent leur vie. Certains sont des types bien, d’autres des salauds magnifiques. D’autres encore sont les deux… Lire, ce n’est pas chercher une morale. C’est élargir le champ de l’expérience. C’est ouvrir une fenêtre sur l’Ailleurs. C’est agrandir l’horizon. C’est vivre et non pas se contenter de végéter.

Un peu d’enthousiasme, que diable ! Je dois avouer ici un léger ridicule. Je fais profession d’admiration. J’aime écouter les gens. Et les lire. L’enthousiasme, seul, ouvre des écluses. J’aime être surpris, enchanté. Le spectacle du monde, si terrifiant soit-il, développe ma curiosité. Je refuse de céder au désenchantement général, à l’amertume, à la colère, même s’il se trouve parfois de bonnes raisons de céder. Je n’ai jamais réussi à calcifier mes sentiments. Il y a des gens pour s’en plaindre, dans le milieu journalistique et éditorial, notamment. Ils m’incitent à débrancher. Même si je le voulais, je ne sais pas où est la prise.

L’enthousiasme vous damne aux yeux de certains dont le préjugé le plus constant est que ce qui est admirable cache forcément quelque faille qu’il convient d’exhiber triomphalement et que toute profondeur est nécessairement grave.

Déprécier l’enthousiasme, c’est, pour paraphraser Rémy de Gourmont, le signe de la médiocrité et l’aveu d’une tristesse : « Ce n’est pas sans dépit que l’impuissant renonce à la jolie femme aux yeux trop limpides ; il doit y avoir de l’amertume dans le dédain public d’un homme qui confesse l’ignorance première de son métier ou l’absence du don sans lequel l’exercice de ce métier doit être une imposture. Cependant quelques-uns de ces pauvres se glorifient de leur indigence »

Ah, la curiosité, l’enthousiasme, l’admiration, toutes ces valeurs en voie d’extinction…. Mais les passions nous grandissent lorsqu’elles sont brûlantes ! L’enthousiasme est ce qui vous permet de vous rebeller contre une vie bâclée. Ce qui vous permet de vivre pied au plancher, délivré du piège de la prudence et de la peur du regard des autres. C’est ce qui donne du prix à la vie. S’enthousiasmer ne consiste pas à inonder de louanges tout ce qui s’imprime, c’est ce qui contribue à faire tomber les écailles des yeux. « Aimer et faire aimer », voilà ma devise !

L : Avez-vous connu un livre particulièrement performatif pour vous ?

F.B. : Tous les livres sont « performatifs ». C’est une question de degré, comme les séismes. Sur votre échelle de Richter imaginaire, tel ou tel livre peut provoquer un séisme plus ou moins fort. Il faut aimer les sensations fortes, pour être un bon lecteur. Désert de J.-M.-G. Le Clézio a été déterminant pour moi : c’est après l’avoir lu, à 19 ans, que je suis parti vivre durant 4 ans en Afrique. Lorsque j’ai rencontré des années plus tard Le Clézio à la LGL, c’était fou ! Mais le livre qui a le plus fortement changé ma vie est Cyrano de Bergerac. L’histoire est, convenons-en, d’une banalité affligeante : deux types sont amoureux de la même femme. L’un est très laid, l’autre est très beau. Quand à la fille, il faut bien dire qu’elle est un peu quelconque, un peu nunuche (c’est une « précieuse »). Quoi de plus banal ? Et pourtant, Edmond Rostand parvient à insuffler une puissance prodigieuse à ce vieux cliché, balayant le prosaïsme d’un revers de plume, par la plus belle langue qui soit.

L : Et ce texte vous a personnellement changé ?

La tirade du « non merci », oui. C’est le plus beau morceau de bravoure qui soit sur la question de la liberté. Lire cela à 17 ans et être définitivement vacciné contre l’idée de passer un jour sa vie dans un bureau, d’avoir des chefs, de faire carrière, d’accepter les compromis… Quand je dirigeais le service « Culture » de L’Express puis le magazine Lire, j’avais placardé cette tirade sur la porte de mon bureau…

  Un grand romancier, c’est celui qui est capable de dire merveilleusement ce qui n’était en nous qu’une vague intuition.

Avec un grand texte, vous êtes dans le noir et tout à coup la lumière s’allume par la grâce des mots, mis dans un certain ordre. C’est ce qui s’appelle le style. Mais de nos jours on s’interdit l’enthousiasme. On a besoin de cynisme, de distance, ça fait bon genre de porter ces le mépris, le sarcasme et la raillerie en bandoulière. Surtout à la télévision.

  Le vrai philosophe est du côté du roman, c’est celui qui raconte le monde, ce n’est pas celui qui le fige. J’exagère à peine mais je ne sais pas si Kant aura plus fait avancer le monde que San Antonio.

Un livre n’est pas une thèse. Ni un phare. C’est une proposition vouée à l’interprétation qui passe par les sens. On dit souvent que les émissions littéraires sont cérébrales, je revendique pour ma part une approche sensuelle de la littérature ; je lis avec les tripes, j’écris avec ma subjectivité, je ne théorise pas, je dis simplement « J’ai lu ça et voilà ce que j’ai vu et voilà pourquoi j’aime ». Cette société est en train de crever de la rétention d’enthousiasme.

 

L : Mais alors, si les livres vous donnent le désir de changer, ne vous communiquent-ils pas aussi celui d’écrire ?

F.B. : Ce serait très romantique si je vous disais que j’ai justement un roman dans mon tiroir, n’est-ce pas ? La réalité est beaucoup plus prosaïque : je n’ai aucun talent. Mais moi, je le sais… Plus sérieusement : je vais peut-être vous décevoir mais je n’ai jamais voulu devenir écrivain. Sincèrement. Dès l’âge de 12 ans, je me souviens avoir posé un doigt sur la carte du monde et m’être dit : « Un jour j’irai là, et je raconterai ce que j’ai vu. » Je voulais être journaliste. Voir le monde et interroger ceux qui le peuplent. Or qui, mieux que l’écrivain, nous dit le monde ? S’efforcer de fréquenter plus haut que soi : cette maxime de Sénèque est un moteur à propulsion pour moi.

Et puis il y a une autre raison : je voue une immense admiration pour ceux que je considère comme de vrais écrivains. « C’est si beau ce qu’écrivent les autres ! » disait Valéry Larbaud. Le mot écrivain est entouré pour moi d’une aura fascinante et respectueuse. J’adore leur liberté, leur façon de penser différemment. Lire, écrire : ce n’est pas pareil. Ce sont deux façons différentes d’envisager la littérature. Je me retrouve parfaitement dans cet aveu de Borges: « Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits ; moi, je suis fier de ceux que j’ai lus » J’admire les écrivains mais je ne cherche à les imiter. Je préfère faire parler les autres plutôt qu’écrire moi-même. Plutôt que de me lancer dans l’élaboration de grands romans dont on remarquerait facilement les coutures, je préfère m’amuser à faire des films documentaires, des émissions de télévision, créer ou reprendre des journaux, écrire des reportages, des chroniques, des articles… Un écrivain c’est autre chose : j’ai la chance d’en fréquenter quelques-uns, je fais la différence.

  J’ai une faiblesse, j’aime aimer et j’en ai une deuxième, j’aime le bonheur.

Non, vraiment, ce que j’aime vraiment c’est parler avec les écrivains. Recueillir la parole de l’auteur. Je n’ai jamais eu autant de plaisir qu’en conversant avec Umberto Eco, Philip Roth, Peter Matthiessen, James Salter, Alvaro Mutis, Jean-Marie Le Clézio, Jim Harrison… Je fais des émissions, je réalise des films, je produis d’autres journalistes contaminés eux aussi par l’enthousiasme et dont le travail me plaît… Le prochain film que je réalise sera consacré à Jim Harrison, que je tiens pour un écrivain majeur de notre époque. Je l’ai rencontré à de multiples reprises, avec ou sans caméras. Je vais proposer un film  sans commentaire, sans voix off, sans autre parole que la sienne.  Jim Harrison nous racontera sa vie, son enfance, expliquera comment un livre est né, comment un mot vient, pourquoi tantôt sous une  forme et tantôt sous une autre (poésie ou roman ou novella). Voilà ce qui, aujourd’hui, me tient en joie. Je ne cherche pas à être un autre que celui que j’ai mis quarante-cinq ans à devenir. Tout cela me tient très loin de l’envie d’écrire mais très près de l’envie de comprendre. Nous vivons dans un monde qui n’est pas aussi sot ni aussi terne que celui qu’on voudrait nous présenter. Et dans ce monde, il ne s’agit pas de juger mais d’essayer de comprendre. Encore une fois : la curiosité et l’enthousiasme. On ne peut pas comprendre le monde sans ces deux entités. Et cela passe par la parole du romancier, c’est-à-dire par la parole de gens qui ne s’encombrent pas de théories, ne formulent pas de jugement, présentent simplement des zones grises à partir desquelles vous, lecteurs, essaierez de bricoler quelque chose qui s’appelle une vie. Mon rôle, dans tout cela, est minime : c’est celui du passeur.

 

Propos recueillis par Victoire de Piédoue d’Héritôt

 

 

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