Grégoire Polet réinvente la démocratie avec Tous, publié aux éditions Gallimard. 500 ans après la parution de l’Utopia, Tous, fait écho à l’œuvre de Thomas Moore, en nous rappelant que l’on serait coupable ne pas faire connaître ses rêves, ses pensées.
Grégoire Polet chuchote son rêve à l’oreille des citoyens et des lecteurs, à travers une œuvre d’imagination, qui nous invite à croire en nos désirs. Entretien.
Lecthot : Votre livre repose sur une réalité qui n’a pas eu lieu. Une sorte d’utopie politique, qui remet à la lumière du jour les relations entre le peuple et ses élus. D’où vous vient cette incroyable érudition politique ?
Grégoire Polet : D’une envie de comprendre par moi-même. Je ne m’étais jamais intéressé à la politique, je m’attachais à des choses plus simples, fragiles et plus profondes. Mais le fouet de la crise de 2008 et l’indignation des Espagnols sous mes fenêtres, (j’habitais à Barcelone) m’ont obligé à m’y intéresser. Je suis romancier jusqu’à la moelle, donc je m’y suis intéressé comme objet de roman. La fin de mon roman Barcelona ! mettait en scène les Indignés de la plaça de Catalunya, des débats, des confrontations radio entre leaders conservateurs et activistes de gauche. Dans la foulée, j’ai beaucoup lu. Quand on s’intéresse à quelque chose, on devient comme un aimant. Et comme nous sommes tout de même en démocratie, l’information est très accessible. Au moins pour celui qui a envie de savoir et de comprendre.
L : Si le rapprochement entre l’Utopie de Thomas More et TOUS se fait naturellement, vous en êtes-vous toutefois consciemment inspiré ?
G. P. : Oui. En 2016, c’était le 500ème anniversaire de l’Utopia de More. Je le savais. Ce que More enseigne, c’est que l’histoire n’est pas une fatalité et qu’une société est une chose qui se construit. Que les idées ont leur rôle à tenir. Qu’on a aussi la société qu’on mérite, en fin de compte. Et qu’on serait coupable de ne pas faire connaître ses rêves, ses pensées. Voilà l’impulsion de l’Utopia. Comme More, je n’ai pas écrit un essai, mais une œuvre d’imagination. Je ne propose pas un programme, je m’amuse à faire vivre une révolution. Une révolution positive, joyeuse, démocratique. Un rêve. À le rendre vraisemblable autant que possible, en l’intégrant dans notre passé proche, dans notre réalité. Dans nos questionnements et nos désirs, ou alors dans nos besoins, nos frustrations, nos colères. Sloterdijk a dit qu’à toute époque il y avait assez d’énergie révolutionnaire pour faire advenir une nouvelle société, mais que cette énergie (il parle de « colère ») se perd en éparpillements. J’ai imaginé qu’elle ne se dispersait pas, mais que la bonne volonté d’une écrasante majorité de citoyens se mettait ensemble pour changer de système politique. Pour passer à la démocratie directe. Là où on ne voterait pas pour désigner des gens qui décideront à notre place, mais où on voterait pour décider, directement. Et où on participerait au choix des actions que l’Etat doit mener. Tout ça est possible, en théorie. Et donc matière à roman.
L : Sur certains points, votre utopie ne semble pas idéaliste. Le lecteur se surprend d’ailleurs à tenter de démêler le vrai du faux. Cela ne traduirait-il pas quelques ambitions politiques ?
G. P. : Oui, il y a l’ambition que des idées du roman puissent déborder et tomber dans le réel. Car c’est un roman qui, derrière la métaphore de l’utopie (ou de l’uchronie), est en relation directe avec notre réalité concrète d’aujourd’hui, dans les pays européens. Le divorce entre les citoyens et les représentants politiques, c’est le point de départ du roman, mais c’est aussi un constat dans notre société. Evidemment. Le fait que la société soit mûre pour passer à un stade supérieur de démocratie – plus direct – c’est un fait dans le roman, et dans la société aussi, à mon avis. Toute la réflexion que font les personnages, est une réflexion qui s’adresse à aujourd’hui. C’est une fiction « réello-compatible », pour inventer ce mot-là. C’est de la fiction avec une grosse base de non fiction. Les possibles sont réels (que ce soit la maturité de la société, ou les réserves inexploitées de gaz en mer de Crète), c’est seulement leur développement qui est assujetti à la fiction et à la liberté romanesque.
L : La meilleure manière de compenser l’inexpérience, c’est de tout faire avec une franchise totale. Pour la création littéraire, la franchise est-elle selon vous du côté du vraisemblable plutôt que de l’honnêteté intellectuelle ?
G. P. : Quand vous faites de la fiction, vous mentez. Le vrai et le faux n’existent pas, puisqu’on est dans un monde immatériel. Cela dit, l’exigence de vraisemblance vous pousse à être sincère. Les deux sont combinés. Vous éprouvez un certain bonheur à écrire quand vous sentez que la vraisemblance est en même temps une forme de sincérité. Par exemple, quand je ne me sens pas bien avec le texte, j’arrête d’écrire. On est entier quand on est sincère.
L : En abandonnant votre plume à la politique, comment avez-vous fait pour préserver la chair romanesque ? L’étrange mariage entre littérature et politique était-il un pari pour vous ?
G. P. : Je compose toujours mes romans de façon intuitive. Si je le sens, alors c’est bon, pour moi ; si je ne le sens pas, je biffe, je rature, je recommence (ou j’abandonne). Je fonctionne plus sur le critère de l’évidence que sur un plan raisonné. L’écriture d’un roman, pour moi, c’est une sorte de croissance organique, d’un personnage, de son action, de ses conditions, etc. Ici, je suis parti d’une jeune femme insatisfaite, Carolina ; tout le reste du roman n’est que la réaction chimique entre Carolina et l’ensemble des possibles. Je pose un personnage, puis j’écris 300 pages pour réunir les conditions nécessaires et suffisantes à son existence. C’est un peu comme une enquête : vous avez un cadavre, reste à recomposer tout ce qui l’explique. C’est très excitant. Et si l’enquête me mène dans la pensée politique ? Pourquoi reculer ? Chaque roman a sa nécessité, il faut y obéir. Celui-ci a une nécessité liée directement au temps présent, beaucoup plus que mes autres romans.
L : Dans votre roman, l’année 2012 ne voit pas l’ascension au pouvoir de François Hollande. Est-ce un subterfuge de votre part, pour ne pas que le livre soit catégorisé comme un roman d’anticipation ?
G. P. : Oui, je ne joue pas aux pronostics. Je ne suis pas du genre prophète. Le maître mot, c’est le « possible ». Et il est synonyme de « liberté ». Ce que je voulais, c’était montrer l’empreinte possible des citoyens sur le cours des événements. La force que la démocratie nous laisse d’être des auteurs du temps présent. Pas les seuls ! Mais des auteurs tout de même. Il faut avoir le sens de l’humanité. Pas seulement le sens du tragique. Il faut avoir le sens du possible. Cela fait partie de la dignité humaine.
L : Que souhaiteriez-vous inspirer au lecteur avec TOUS ? Plus particulièrement au lecteur apolitique ? Et politique ?
G. P. : Je n’ai pas beaucoup pensé au lecteur. Je ne vise pas à faire passer un message. Le romancier est un spécialiste de la création. Je me parle à moi-même, quand j’écris, et je pars d’une phrase pour construire un raisonnement crédible qui fait 300 pages. Cette première phrase obéit à une inquiétude interne à laquelle je dois donner un sens. Après, le monde est ainsi fait que nous ne sommes jamais seuls à vibrer à une onde. D’autres que moi captent cette onde, et le roman leur parle. J’oserais même dire que je n’écris pas le roman seul, mais avec tous ceux qui vibrent à cette onde. Car c’est à cause d’eux, à un moment ou à un autre, que j’ai commencé à vibrer à celle-là. En vibrant à une onde, on provoque des choses, ailleurs, loin, sans qu’on sache quoi. Mon roman a été provoqué par des gens qui ne le savent pas. Et il parlera à des gens que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais. Tout cela est magique.
L : Il y a beaucoup plus à espérer d’un individu que d’un groupe. Sachant qu’un groupe est composé d’individus, comment comprendre les raisons de cette problématique ?
G. P. : C’est une parole de Carolina, mon personnage. Nous avons un rapport au collectif très différent de notre rapport à l’individuel. Ce dernier est le plus important à mes yeux. Le rapport à l’individuel est franc, sincère et responsable. La généralité au contraire, autorise des comportements irresponsables. L’individu est généralement bien meilleur seul parce qu’il est plus libre que dans le groupe. Alors, pourquoi est-ce qu’un ensemble paraît plus facilement mauvais qu’un individu ? Dans le groupe, on ose avoir un comportement qu’on n’adopterait sûrement pas si on était seul. Il y a une sorte de retour à l’individualisme au sens de Durkheim, dans le sens noble du terme de la liberté individuelle. Voilà pourquoi je pense qu’il faut donner la parole à chaque personne, et non pas à la masse, qui dans une logique de groupe, s’influence mutuellement.
L : Pensez-vous que la littérature peut justement lutter contre le groupe, contre les généralités, par le fait qu’elle individualise et incarne la réalité ?
G. P. : La littérature est une communication profondément individuelle. Lorsqu’on lit, on lit seul, et à voix basse, en général. On est dans le silence, sans nos armes sociales. Quand j’écris, j’écris des choses que je n’oserais sûrement pas dire à voix haute. On parle directement de l’intérêt de l’individu. Le livre est vraiment très important pour la communication et la pensée individuelle libre. Certains messages se font mieux entendre par la lecture que par la parole, paradoxalement. Et dans le livre, l’interprétation de chacun est subjective, puisqu’il s’adresse à la liberté de la personne, contrairement à d’autres médias. C’est un peu l’une des raisons pour laquelle j’écris. Ça me permet d’exprimer des choses qui, sinon, ne sortiraient pas.