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Entretien avec Mathieu Terence

De l’avantage d’être en vie (Gallimard) est le dernier essai de Mathieu Terence. Le philosophe nous parle des esprits chagrins, héritiers de la mélancolie qui a saisi l’Occident à partir du XIXe siècle. Les esprits chagrins sont ceux qui se complaisent dans le spleen, fascinés par le génie du malheur. Ils se fardent de cette cosmétique du misérabilismeUne philosophie de vie à laquelle l’écrivain n’adhère pas. Pourquoi ne pas embrasser la vie avec bonheur ?
Mathieu Terence nous rappelle l’avantage d’être en vie. 

© Francesca Mantovani

Lecthot : Quand avez-vous couché vos pensées philosophiques pour la première fois sur le papier ? Comment avez-vous procédé pour l’écriture de ce livre ?

Mathieu Terence : J’ai commencé à tenir des carnets quand j’avais 12-13 ans, et je n’ai pas cessé depuis. Ce sont ces notes qui initient chacun de mes livres. Mais De l’avantage d’être en vie a eu une genèse particulière. Il a été écrit, à partir de cet « écrit » générique, en deux semaines, entre un Noël et un Jour de l’An bien particuliers pour moi. En reprenant les Diapsamalta de Kierkegaard, j’ai remarqué que la tonalité des notes était, bien que belle, systématiquement mélancolique. J’ai commencé par retourner ces fragments, à la manière d’un Lautréamont, et puis je me suis peu à peu laissé prendre au jeu en rédigeant une sorte de manuel de résurrection spirituelle par temps de mort sophistiquée. 89 épiphanies, considérations et plaisanteries mêlées.

 

L : Avez-vous déjà été un esprit chagrin ?

M. T. : Oui. Je viens de la mélancolie et du désespoir. Le livre parle d’ailleurs de l’histoire de la mélancolie. Au cours du XIXe siècle, le sentiment de la mélancolie naît dans le monde occidentalisé. Il connaît aujourd’hui son moment globalisé. Il a connu des mutations, qui à la suite du nihilisme totalitaire des camps de la mort puis d’Hiroshima comme possibilité de suicide atomique, ont donné dans les mœurs la déprime sous Prozac ou sous shopping (parfois conjugués) de notre glorieux quotidien… J’ai donc en effet été l’enfant, et plutôt l’ado en réalité, de mon temps. Désabusé, j’ai trop longtemps trouvé la beauté dans ce qui est sombre, l’absolu dans la mort, avec cette impression que l’intensité ne pouvait pas exister en dehors du léthal.
Si je me suis à présent délivré de cela, c’est à la suite d’un saut ichtyen comme l’appelle John Cowper Powys, en dehors de mes déterminations historiques et biographiques. Mon livre est d’ailleurs, je crois, vitaminé d’exemples qui prouvent qu’on n’a pas à paraître pessimiste pour être lucide, sentimentale pour être sensible, désespéré pour être profond. Il tend à démontrer qu’on rentre sans doute dans une autre phase historique et même anthropologique qui fait succéder à « la fin de tout » la fin de la fin. En tous cas c’est mon intuition que je convertis en une espèce de pari pascalien. Chaque début de siècle a son effervescence, conditionnant une possibilité nouvelle. À mon échelle, j’ai essayé d’écrire à la fois, la généalogie puis le règne du nihilisme dans les mentalités, et un bréviaire destiné à proposer un exemple d’évasion de la nasse plaintive et démoralisée de l’individualisme uniformisé.

 

L : Si vous deviez donner un seul avantage à être en vie, quel serait-il ?

M. T. : Cela peut paraître dérisoire, mais avoir conscience d’être au monde, essayer de déployer cette conscience de l’univers par la connaissance, est pour moi un privilège. Nous sommes les seules créatures à savoir que nous existons, à savoir que nous savons. C’est un vertige qui me semble inexorable. Se savoir infime est la première expérience de l’infini. Voilà tout ce qui éveille ma curiosité, permet mon plaisir, m’incite à la création.

 

L : Vous avez une manière abrupte de parler des esprits chagrins, qui selon vous sont sujets aux aigreurs de l’amertume. On a l’impression que vous vous adressez directement à eux, avec le désir de les réveiller. Vouliez-vous les bousculer ?

M. T. : C’est vrai qu’il y a un côté immature chez l’esprit chagrin que je m’amuse à raisonner avec une rudesse proportionnelle à sa suffisance, au systèmatisme de son incitation à la peine. Il est compliqué d’avoir l’air intelligent en faisant preuve de joie. Mais en ne craignant pas de passer pour ce qu’on appelle un « imbécile heureux », il me semble qu’on évite à coup sûr le sort largement plus pathétique de l’imbécile malheureux. Il y a un grand avantage social à se plaindre de l’existence : on passe plus inaperçu, on éveille moins de jalousie, on est admis. La plupart des livres qui paraissent témoignent de cette cosmétique du misérabilisme. Les gens écrivent pour être validés socialement, ce qui est à mon avis un contresens désormais. Le meilleur moyen d’être célébré, c’est d’écrire son petit témoignage sinistré ou sinistrant. On est héroïcisé par la victime – physique, sentimentale, sexuelle, politique- qu’on est. La peine sincère de quelqu’un me touche, mais l’esprit chagrin, c’est la pose avantageuse du malheur. Une désertion et une collaboration avec l’esprit de l’époque. Ma proposition, aux antipodes de l’euphorie crispée comme de son endroit la déprime lymphatique, est une apologie de la vie, de son tragique et de son miracle, de la danse qu’elle peut-être de sa première à sa dernière

Propos recueillis par Marine Rolland Lebrun

Le livre : 

 

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