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Entretien avec Stéphane Brizé

A l’occasion de la parution au cinéma de l’adaptation du célèbre roman de Maupassant Une Vie, Lecthot s’est entretenu avec le réalisateur du film, Stéphane Brizé. Entretien.

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Lecthot : Quel a été le défi le plus difficile de cette adaptation ? 

Stéphane Brizé : Au niveau du scénario, bien sûr le rapport au temps. Mettre ses pas dans ceux de Maupassant et respecter la chronologie ou convoquer un autre outil pour narrer le temps. C’est la question centrale de cette adaptation. Puis au moment du tournage,  se défaire des images que l’on peut avoir de la représentation de l’époque. Représentation véhiculée notamment par d’autres films qui pour un certain nombre sentent le toc : Des robes trop propres, des coiffures trop parfaites, bref une vie totalement aseptisée.

 

L : Comment envisage-t-on au cinéma le récit d’une vie entière depuis « l’éveil du coeur » jusqu’à la mort ? 

S.B. : Jeanne ne meurt pas à la fin du récit mais nous la suivons sur près de 30 ans. Comme je le disais dans la réponse précédente, le questionnement principal de cette histoire se noue autour de la représentation du temps qui passe. Représentation dramaturgique et représentation des corps et des visages qui vieillissent. Pour ce dernier point, j’ai fait des essais quelques semaines avant le tournage pour voir s’il y avait de la vérité dans le rajeunissement et le vieillissement de Judith Chemla et de Jean-Pierre Darroussin. J’aurais pu décider de tout arrêter là si je n’avais pas été convaincu par la capacité des comédiens à suggérer ou plus exactement incarner la jeunesse ou la vieillesse. Mais la qualité des maquillages, de la lumière mais surtout l’immense talent des comédiens a balayé la crainte que je pouvais avoir de quelque chose de faux. L’idée de faire un film réaliste d’époque en filmant de près des visages qui rajeunissent ou vieillissent était viable.

En amont de cette étape du tournage puis en aval, c’est-à-dire à l’écriture puis au montage, il fallait réfléchir à la manière de raconter le temps qui passe. L’utilisation des flash-backs et des flash-forwards, donc des ellipses, donc par définition du non-temps, fut ma manière de traduire ce rapport au temps que Maupassant traite d’une manière totalement chronologique. C’est-à-dire la convocation de l’outil de narration exactement opposé à celui de l’auteur.

 

L : De même que Maupassant s’est inspiré de Madame Bovary pour créer le personnage de Jeanne, avez-vous senti des influences flaubertiennes sur votre travail ? 

S.B. : Nous sommes chacun sans doute nourri de multiples influences mais à aucun moment, je ne pense à Flaubert pour nourrir ma fiction. Il m’est arrivé de penser à des films ou à des peintres mais pas à des romans. J’ai pensé à L’Ile nue de Kaneto Shindô, j’ai pensé à Edward Munch de Peter Watkins, j’ai pensé à Elvira Madigan de Bo Widerberg, j’ai pensé à des peintures d’Hammershoi mais jamais à Flaubert ni à aucun autre romancier.

 

L : A quoi correspond le rythme si lent que vous avez choisi ? Que traduit-il ? 

S.B. : Je prends mon temps à l’intérieur des séquences en évitant aucun silence s’il y en a mais le récit est dynamique. C’est une préoccupation que j’ai à chaque instant car je n’ai aucune envie d’ennuyer les gens. Ensuite, mon travail est de traduire filmiquement le rapport qu’entretient Jeanne avec le monde. C’est une contemplative et elle est aussi parfois plongée dans une sorte de tétanie face à la brutalité du monde. J’offre au film le rythme qui fait écho à la psyché de mon personnage.

 

L : Vous semblez avoir largement privilégié l’image à la psychologie des personnages. Lorsque les événements les plus graves surviennent (meurtre des amants, mort du baron, etc) ils sont éludés, et même parfois poursuivis d’une ellipse. Pourquoi ce choix ?

S.B. : Je ne privilégie pas l’image à la psychologie, l’image et l’action traduisent la psychologie. C’est en tous cas la manière dont je construis mes films. En cela, je fais écho à Maupassant qui, dans un texte que j’ai découvert récemment, explique qu’il veut que le lecteur comprenne les personnages uniquement par leurs actes. Pas de commentaires d’aucun d’entre eux sur eux-mêmes, juste des actes. Je fais de même, je les fais agir de manière à faire comprendre leur rapport au monde, leur psychologie. Ensuite, la question sans cesse posée dans un récit est de savoir ce que l’on montre ou ce que l’on ne montre pas. Et parfois montrer la conséquence d’un acte est plus dynamique pour le récit que de montrer l’acte lui-même.

 

L : Quelle doit être selon vous la vocation d’une adaptation ? La fidélité ou l’innovation ? 

S.B. : Je n’oppose pas fidélité et innovation. Dans le cas de ces grands romans qui existent plus ou moins dans l’imaginaire collectif, il y a un troc avec le spectateur et il ne s’agit pas, je pense, de ne rien retenir des événements dramatiques. Par contre le chemin pour relier ces événements peut complètement se réinventer. Je ne respecte rien de la temporalité du roman mais les personnages importants sont là en même temps que les grands événements du récit. Mais ce que je dis de cette adaptation n’a d’abord rien de péremptoire et ne s’applique ensuite qu’à cette expérience. Car dans l’adaptation que j’avais faite du roman d’Eric Holder, Mademoiselle Chambon, je ne retenais qu’une seule séquence du livre. Pour autant, l’adaptation, du point de vue même de l’auteur était fidèle. L’adaptation est une appropriation, une traduction.

 

L : Certaines critiques reprochent au film un manque d’émotion. Que répondez-vous à ces critiques ?

S.B. : J’ai lu ou entendu d’autres critiques qui exprimaient au contraire leur immense émotion. Elle traduit celle que j’ai voulu y mettre en tout cas. Chacun investit le film de sa propre histoire. Mais face à ceux qui ne sont pas sensibles au film, je peux aussi me questionner sur leur capacité à être disponible pour voir ce type de film ou même tout simplement sur leur capacité à accéder à la moindre émotion.

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