Catherine Meurisse est une illustratrice, dessinatrice de presse et auteure de bande dessinée. Dessinatrice à Charlie Hebdo depuis plus de dix ans, la jeune femme doit son salut à un retard lors de la conférence de la rédaction du 7 janvier 2015, jour de l’attentat contre Charlie Hebdo.
Son nouvel album, Scènes de la vie hormonale, succédant à La Légèreté, poursuit la quête d’apaisement de l’auteure à travers un fabuleux « dessin pulsionnel ». Interview.
Lecthot : Pouvez-vous nous décrire en quelques mots Scènes de la vie hormonale ?
Catherine Meurisse : Scènes de la vie hormonale est une série de strips – petite bande dessinée de 6 ou 8 cases – née dans les pages de Charlie Hebdo fin 2014 et publiée régulièrement dans le journal jusqu’en octobre 2016. Les strips mettent principalement en scène des couples, dont la relation n’est jamais simple, c’est le moins qu’on puisse dire. Les personnages changent à chaque fois, mais leur point commun est qu’ils sont tous des anti-héros et des anti-héroïnes. Comme ça, personne ne gagne. Tous égaux dans le marasme amoureux !
L : Quelle a été votre source d’inspiration ?
C.M. : Ma source d’inspiration est l’ensemble (assez vaste) des questions qui me préoccupent sur la vie à deux ou en solo, la procréation, le désir et son « obscur objet ». Ces interrogations sont consciemment poussées à l’extrême, caricaturées, ciselées pour provoquer le rire, un rire qui soulage. La série s’est d’abord emparée des sujets débattus en conférence de rédaction à Charlie (GPA, PMA), puis s’est inspirée de ce que j’entendais, de ce que je pouvais observer dans mon entourage, majoritairement composés de trentenaires. Une génération qui fait des enfants de plus en plus tard, se sépare de plus en plus tôt, se recompose, de décompose, trouve le prince pas charmant sur internet, etc.
L : Peut-on voir des « passerelles » entre Scènes de la vie hormonale et La légèreté ?
Oui, il y a un lien, invisible aux yeux du lecteur sans doute, mais pour moi très fort. Après l’attentat, après avoir bouclé le « numéro des survivants », j’ai décidé de continuer Scènes de la vie hormonale, et c’était d’ailleurs la seule chose que j’arrivais à dessiner dans Charlie. L’actualité politique ne m’intéressait plus, me semblait dérisoire, voire obscène, j’étais incapable de continuer à faire de la caricature comme « avant », sans avoir autour de moi Cabu, Charb, Tignous, Wolinski, Honoré et les autres. C’était au-dessus de mes forces. J’ai donc dessiné mes strips hormonaux, comme un réflexe de survie, bien avant de pouvoir commencer à esquisser La Légèreté, et tout en me demandant si j’allais pouvoir retrouver le dessin, la mémoire, remonter à la surface.
Scènes de la vie hormonale est donc véritablement un dessin pulsionnel, au sens où il n’a cessé de battre, comme un pouls, pendant que je me débattais dans un tsunami, que j’essayais de me reconstruire, que je me demandais qui j’étais, qu’est-ce qui m’arrivait, est-ce que j’allais m’en sortir. D’où le besoin, dans Scènes de la vie hormonale, de dessiner des corps : debouts, avachis, élastiques, habillés, à poil, emboîtés, séparés, qui s’aiment, s’engueulent, s’interrogent, en un mot des corps vivants. Après le 7 janvier, la timidité n’avait plus lieu d’être, il fallait vivre et c’est tout.
Je me rappelle exactement du contexte de création de chaque strip de Scènes de la vie hormonale, semaine après semaine, et je peux lire dans mon trait la fragilité et les inquiétudes que j’ai verbalisées et dessinées par ailleurs dans La Légèreté. Bien que l’album Scènes de la vie hormonale ne raconte pas ma vie privée, il est, comme La Légèreté, mais de façon totalement cryptée, un carnet de bord de mon rétablissement.
La Légèreté englobe, embrasse, de façon invisible, Scènes de la vie hormonale. Ces deux albums sont pour moi les deux faces d’une même pièce, ce sont deux livres surgis d’une même année de chaos. La Légèreté raconte comment retrouver le désir de créer ; Scènes de la vie hormonale raconte le désir des corps, la confusion des sentiments, « les intermittences du cœur » – l’expression est de Proust, présent dans La Légèreté. Scènes de la vie hormonale, c’est Eros après Thanatos.
à paraître le 07/10/2016, Dargaud.
L : La génération que vous dépeignez dans Scènes de la vie hormonale est poussée à l’extrême dans ses paradoxes et ses comportements. Quel espoir envisagez-vous pour sortir des impasses du « tout psy », de « l’adultère invivable », de « l’oedipe mal réglé », des « lâchetés », etc ?
Je n’envisage aucune solution. A part peut-être la lobotomie ? Je dois avouer que les paradoxes de ma génération m’arrangent, puisqu’ils fournissent la matière de mes strips… Trouver soudain le calme plat pourrait faire naître d’autres angoisses, comme le dit un des personnages d’une des Scènes de la vie hormonale : une jeune femme a trouvé l’homme idéal, elle est enfin amoureuse, l’Amour a effacé ses angoisses d’antan, ses larmes, le souvenir de ses ex, la voilà enfin tranquille, apaisée, vide… creuse… « Si ce mec se contente d’une nana complètement vide et creuse », dit-elle en parlant d’elle et de son nouvel amoureux, « c’est qu’il doit être super con ». On n’est jamais tranquille.
Mais l’espoir réside peut-être dans le fait de transformer le désarroi et les inquiétudes en bande dessinée : la transformation artistique, voilà la solution. Prenez tous un crayon et dessinez !
L : Le rire est-il salvateur pour vous ?
Le rire est le filtre qui me permet d’appréhender la violence et la cruauté du monde sans trop en souffrir, il me permet de tordre le coup, dans la mesure du possible, à la désolation. Après l’attentat contre Charlie, le rire n’a pas disparu, il a pris un uppercut en pleine face et s’est relevé péniblement. Mais il s’est relevé. A Charlie, même noyés dans les larmes, nous arrivions à rire en repensant à nos amis assassinés, à leurs dessins hilarants, à leur esprit de répartie.
Dans La Légèreté, je ne perds pas le rire de vue. Ce faisant, je rends hommage aux morts de Charlie, je retrouve mon identité, et j’évite de faire tomber mon récit dans le pathos. Comme quoi, le rire, c’est très pratique.
Dans Scènes de la vie hormonale, le rire est tour à tour burlesque et érotique, il est franc du collier, c’est le cousin du rire de Wolinski, de Reiser, de Bretécher.
On dit souvent que l’humour est la politesse du désespoir, mais pour moi c’est une politesse tout court. C’est une façon d’entrer en communication avec les autres, de savoir immédiatement si on peut se comprendre. Pour les femmes, c’est une arme à double tranchant, de séduction ou de castration. L’humour est un territoire masculin, certains hommes ne supportent pas que les femmes fassent preuve de virilité à leur tour. D’autres raffolent des femmes drôles, et on peut considérer cette espèce d’hommes comme les meilleurs animaux de compagnie de la femme.
L : Si vos futurs lecteurs devaient retenir un message, lequel privilégierez-vous ?
Ne jamais perdre le sens de l’humour. L’humour est le signe que l’on est toujours aux aguets, donc vivant.
Propos recueillis par Victoire de Piédoue d’Héritot