Céline Minard, entre roman de science-fiction, western, anticipation sociale ou encore récit médiéval, parvient à se glisser dans tous les genres avec une facilité étonnante. Prix Wepler en 2008, puis Prix Inter en 2014, elle a également été pensionnaire de la Villa Médicis (Académie Française à Rome) et de la Villa Kujoyama, au Japon. Cette année, Le Grand Jeu nous plonge dans l’histoire d’une femme qui, détachée de tout, s’impose la solitude pour savoir comment vivre. Entretien.
Lecthot : Comment définiriez-vous Le Grand Jeu, en quelques mots ?
Céline Minard : Comme l’a fait Laure Murat dans une chronique de Libé : « un livre serein sur l’inquiétude. »
L : Vous écrivez un livre basé sur la solitude, qu’est-ce qui vous a inspirée pour aborder un thème aussi complexe ?
C.M. : Je pensais beaucoup à la figure de Wittgenstein dans sa cabane en Norvège. A son désir aussi de scruter le langage commun, à ce mouvement paradoxal de retraite sociale et d’engagement au coeur du plus partagé et du plus volatile des liens qu’est la langue. Mais je n’avais aucune envie de faire un biopic. Je voulais un personnage qui ait une maîtrise intellectuelle du monde, pesée, désaffectée et en même temps un corps très présent. Et je voulais que ce soit une femme. Marc Aurèle est également très actif dans ce texte, et la pastorale en général, mais aussi les poètes chinois classiques et les récits des grimpeurs américains des années 70. L’inspiration est toujours une histoire de rencontres pour moi. Les influences se croisent, puis s’oublient, pour produire un espace différent qu’elles ont pourtant nourri.
L : Est-ce que vous pourriez vivre « hors-jeu » ? Y avez-vous déjà pensé ?
C.M. : C’est un vieux fantasme effectivement, l’autarcie, l’isolement. Je pense que je pourrais vivre hors-jeu, et d’une certaine façon, je le fais, je suis très déconnectée de beaucoup d’aspects de la vie moderne. En même temps je pense qu’on ne vit jamais seul, tout aussi isolé qu’on soit, on porte nécessairement une construction et une mémoire collective. L’individu est constitué de méthodes, de souvenirs, de fantômes, d’aspirations qui ne lui sont pas strictement personnels, et d’une façon ou d’une autre, on est tenu de partager sa singularité avec ses semblables. Ce qui est peut-être une chance.
L : On ne sait rien de l’héroïne, son prénom, son passé, son histoire… Pourquoi avoir choisi de laisser flotter un tel halo de mystères autour du personnage ?
C.M. : Parce que c’est la situation qui m’intéresse, bien plus que sa biographie. Il y a de nombreuses raisons possibles de vouloir s’extraire du monde social, on n’a que l’embarras du choix. Ce n’est pas cela qui pose problème mais bien plutôt comment on va résoudre ce problème, ou le traiter. De quelle manière, avec quelles armes, quels modèles, quelles références et quelles techniques.
Ce n’est pas un personnage mystérieux pour moi, mais un personnage posé, sans explication psychologique, avec toute sa complexité, au coeur de la montagne. Pas plus mystérieux que le commun des mortels, pas mieux armé. Et voyons comment elle va se débrouiller.
L : Votre livre aborde essentiellement les liens avec les autres, les relations humaines. Vous dites même : « Je veux imaginer une relation humaine qui n’aurait aucun rapport avec la promesse ou la menace. » Pensez-vous qu’à l’heure actuelle, avec l’essort d’internet par exemple, l’homme tend vers l’individualisme ?
C.M. : Le succès d’internet et des « réseaux sociaux » comme on les appelle couramment serait plutôt le signe d’un désir de communauté à mon sens. Une communauté en partie désincarnée, distancée mais extrêmement active, construite, tissée. Internet est le théâtre de multiples jeux sociaux dont les modes d’expression s’adaptent à ce « canal » disons, ce qui change les règles. Internet propose ou impose une forme particulière de la présence de l’autre, et de l’écriture de soi, toujours « en lien ». C’est un espace extrêmement enchevêtré. On peut voir Facebook comme une sorte de bibliothèque du quotidien exceptionnel, de soi et des autres. C’est peut-être le lieu où il est le plus difficile d’être seul, même si tout le monde parle et que personne n’écoute.
L : « Comme il suffirait d’une parole capable de changer ses représentations mentales du passé, du présent, de l’avenir immédiat, de sa place dans le monde pour que disparaisse la détresse. » : Ecrire, est-ce un moyen de lutter contre cette détresse ?
C.M. : Oui, très certainement. L’écrivain travaille ses représentations (et celle des autres, les « lieux communs » au sens littéral du terme), il en propose des versions, des variantes, qui vont permettre de percevoir et comprendre le monde autrement. C’est un grand et un tout petit pouvoir. Je pense effectivement qu’on change le monde en le racontant, ce monde-ci et la pluralité des mondes possibles. C’est une lutte, mais pas forcément « contre », un effort qui est aussi un grand bol d’air.
L : En fait, on pourrait dire que vous écrivez un roman sur la vie. Pensez-vous que la littérature, ou l’art de manière plus générale, permet de donner un sens à la vie ?
C.M. : La littérature donne un goût, une tonalité, un mouvement voire une direction à la vie plutôt qu’un sens. Poser des questions, des questions bizarres, ou reprendre de très vieilles questions et les poser un peu de côté, sous un autre angle, c’est un travail humain, artistique, éthique, qui appartient à chacun. La vie n’est pas une angoisse pour moi, mais une occasion, la seule. Et de ce fait, elle peut être joyeuse. Elle le doit.
L : Quel rapport entretenez-vous avec l’écriture ?
C.M. : Serré.
L : Qu’est-ce qui vous inspire au quotidien ?
C.M. : Tout. L’espace, les livres, les musées, les galeries, la rue, les films, la danse, les animaux, la démarche des gens, la lumière sur une feuille ou dans un bol de thé, les trente six mille formes du vivant. Il faut simplement que ça se rencontre.
L : Vous parvenez à passer de la science-fiction au roman western en passant par le roman médiéval. N’est-ce pas trop difficile ?
C.M. : Je ne le fais pas exprès. Ce n’est pas un calcul des possibilités, ça vient comme ça, avec ces histoires de rencontres. J’ai envie de lire telle et telle chose, des mangas et du Villon par exemple, de voir tous les films de sabre japonais, les grands westerns crépusculaires, les romans de chevalerie parce que j’y sens une communauté d’énergie ou d’esprit et je les frotte ensemble, je les fritte. Quand ça émulsionne, c’est parti !
L : Y a-t-il un genre de livre que vous n’avez pas envie d’aborder ?
C.M. : La non-fiction.
Propos recueillis par Charlotte Meyer
Le livre