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Entretien avec Nina Leger

Avec Mise en pièces (Gallimard), Nina Leger signe le portrait d’une jeune femme moderne, vivant une sexualité libre, sans pourquoi ni parce que.
Une plume poétique, qui propose au lecteur une traversée de Paris, ponctuée de rencontres sensuelles et de mots tranchants.
Avec ce deuxième roman, Nina leger entraîne la romance vers un avenir résolument nouveau. Entretien.

Lecthot : « Elle le fait glisser dans sa bouche. […] Elle s’écarte et considère le sexe bandé. » Vous avez fait le choix d’une entrée in medias res. Pourquoi ?

Nina Leger : Je ne voulais pas faire de détours (cela étant dit les trois phrases dont vous faites l’ellipse ont leur importance aussi). À un moment, je raconte comment, dans son rapport aux hommes, mon héroïne fait l’impasse sur les techniques d’approche et les processus de séduction qui visent une fin sexuelle sans l’avouer vraiment. Je dis qu’elle n’a pas besoin d’amortir le choc du sexe. Cette ouverture est fidèle à l’attitude de Jeanne. Et puis dans ce roman, rien d’autre n’est montré que la vie sexuelle du personnage. C’est un renversement sur lequel on reviendra. On sait tout de ce que d’ordinaire on ignore. Tandis qu’on ne sait rien du reste, rien de ce qui est d’ordinaire en pleine lumière. En cela, l’ouverture est fidèle non seulement à l’héroïne, mais au projet même du roman. Ce n’est pas un roman voyeur, on n’observe jamais Jeanne par le trou de la serrure, mais c’est un roman qui voit, ou du moins qui regarde. Il était juste de l’ouvrir par une image.

 

L : Dans la narration, le détail est poussé à son paroxysme. Les corps, les décors, tout est minutieusement décrit. Pourtant, on ne sait rien de la narratrice, Jeanne. Comment le lecteur doit-il comprendre ce paradoxe ?

N.L. : Comme un paradoxe justement, le refus d’une résolution. Je voulais confronter une transparence complète et une obscurité totale. Transparence sexuelle et opacité de la vie ordinaire. Il y a, je crois, deux raisons principales à cela. D’abord, je ne veux pas donner dans le jeu du voile pudique ou du voile mystérieux, trop fréquents en matière de sujets sexuels où l’on cache pour mieux montrer ensuite, pour attiser la curiosité, le désir, l’excitation. Ce jeu de voile est le ressort premier de l’érotisme. Il se trouve que je ne voulais pas écrire un livre érotique. Je voulais écrire un livre qui parle de sexe sans jamais chercher à provoquer l’excitation. Celle-ci se nourrit d’être attisée, frustrée, et ainsi de suite.  Donc tout montrer sans délai ni retard, c’était une manière de déjouer l’excitation. Et puis il y a autre chose que je voulais éviter, et c’est là ma deuxième raison, c’est l’explication. C’est pour cela que j’ai décidé qu’on ne saurait rien de Jeanne. J’ai vite compris que dès le moment où je précisais quoique ce soit sur elle – un âge, une condition sociale, une histoire, un corps, etc. – elle se trouvait enfermée dans ces éléments qui apparaissaient soudain comme les déterminants de son attitude sexuelle. Elle n’avait plus de liberté, sa sexualité n’était plus choisie, elle n’était qu’une conséquence. Ça m’a fait prendre conscience d’un réflexe extrêmement dangereux et omniprésent : on veut toujours expliquer la sexualité par autre chose qu’elle-même – et c’est surtout le cas lorsqu’il s’agit des femmes. Quand une femme a une sexualité qu’on jugera non conforme, on cherche (et on trouve !) dans sa vie les raisons de son comportement. C’est ce que j’ai appelé les pourquoi et les parce que. Je leur donne une existence dans le livre mais pour mieux les mettre à la porte.  Je voulais que Jeanne puisse exister sexuellement sans pourquoi et sans parce que, sans que cette existence soit réduite à n’être que le signe d’autre chose. Et pour cela, il fallait ne rien dire d’elle. En un sens, Jeanne traverse le roman plus qu’il ne la traverse. On n’a pas prise sur elle.

 

L : Vos phrases sont tantôt longues et alambiquées, tantôt courtes et tranchantes. Le vocabulaire est d’une infinie richesse, et le propos sulfureux. Quel est votre rapport à la poésie et pourquoi avoir choisi l’érotisme pour l’exprimer ? 

N.L. : Je m’arrête tout de suite sur ce mot de sulfureux : vraiment, je ne pense pas que le sujet soit sulfureux. Ou en tout cas, la manière dont je le traite est destinée à déplacer le lecteur vers autre chose. Le terme d’érotisme me gêne aussi, mais je vais y revenir. D’abord, votre question : je n’ai pas choisi le sexe pour exprimer une certaine poésie qui serait déjà présente. J’ai cherché comment parler de sexe d’une manière autre, hors des habitudes de langage qui sont souvent des pièges et c’est ainsi qu’une langue qu’on peut dire poétique s’est constituée, avec ses mots propres et ses rythmes aussi qui fonctionnent souvent par contre-point. Parfois je joue sur des phrases longues, sortes de cascades de mots qui se précipitent – au point parfois de s’entredévorer, comme dans le passage des pourquoi et des parce que. Parfois, au contraire l’écriture est plus tranchante comme vous dites, plus tenue et géométrique. D’ailleurs les phrases enthousiastes ne sont pas là où on les attend : elles décrivent le métro, la ville, quelques visions de Jeanne, tandis que le sexe est livré à une écriture nette, précise (pas sulfureuse du tout !). En tout cas, ce qui m’a guidée, c’est la crainte du mot de trop. Kill your darlings, dit Nathalie Sarraute en faisant référence à Faulkner. J’ai passé mon temps à tuer mes chéris, ces mots un peu trop jolis, ces phrases un peu trop belles. J’ai coupé, supprimé — le livre est court d’ailleurs. Il n’y a pas d’histoire dans Mise en pièces. Il n’y a pas d’histoire parce que je voulais me concentrer sur les mots. Plus que le sexe, c’est sans doute là le véritable sujet sulfureux !

Quant à ce que serait mon rapport avec la poésie, tout dépend de ce dont on parle. Si c’est la poésie en tant que genre estampillé comme tel, je dois avouer que ces dernières années, mon rapport avec elle a été quasi inexistant. Je dois confesser mon ignorance en la matière. En revanche, si vous entendez poésie dans son sens le plus diffus, comme une capacité à créer du nouveau ou de l’inattendu avec ce très connu que sont les mots, alors celle-ci je l’aime et je la cherche partout, dans les films et les images parfois, dans les romans souvent. Par exemple, Le Dernier monde de Céline Minard est pour moi un immense livre poétique. Et je rêve d’autres rencontres du même ordre…

 

L : Orgueil et préjugés vs Mise en pièces. Les codes de la romance ont évolué ! Vous positionnez-vous avec ce roman en porte-parole de cette évolution profonde ?

Jane Austen n’était pas présente à mon esprit quand j’ai commencé à jouer avec cette idée de romance. Mais je ne présenterais certainement pas Mise en pièces comme une version moderne des romans d’Austen ! Je n’ai pas d’ambition de porte-parole et le livre n’a pas vocation à dresser le portrait et les mœurs de la société d’aujourd’hui. Je ne veux pas dire « c’est ainsi que ça se passe ». Plutôt : « ça pourrait, ou ça peut, aussi se passer ainsi ». En revanche, un autre anglais, Nathaniel Hawthorne, m’a fait réfléchir au terme de romance. Dans la préface de La Maison aux sept pignons, il écrit :

« When a writer calls his work a romance, it need hardly be observed that he wishes to claim a certain latitude, both as to its fashion and material, which he would not have felt himself entitled to assume, had he professed to be writing a novel. »

C’est une définition de la romance qui n’a rien à voir avec la mièvrerie à laquelle l’expression « romance à l’eau de rose » a plus tard réduit le genre. Pour Hawthorne, ce n’est pas un certain degré de sentimentalisme qui distingue la romance du roman, c’est la position qu’y prend l’auteur, qui s’autorise une certaine distance, une certaine latitude. J’ai choisi ce terme de romance à un moment où le roman est engoncé dans des débats sur le vrai, le témoignage, l’autobiographie déguisée, etc. J’ai choisi la romance pour affirmer le roman et ce qui me touche, dans le roman : la fiction. Dans son sens le plus simple de fabrication. Fabriquer une vie sexuelle pour sortir du genre du témoignage auxquels les récits d’attitudes sexuelles « atypiques » sont trop souvent cantonnés. Et puis ce que j’aime avec romance, c’est que le mot a son verbe : romancer.

 

L : Le lecteur suit Jeanne dans son épopée sexuelle outrancière. La narration ne propose aucun jugement, aucune explication au comportement de l’héroïne. Comment comprendre cette absence de définition ? Y a-t-il un propos féministe ?

N.L. : J’ai déjà un peu abordé les raisons de ce silence plus haut : il s’agissait de ne pas courir le risque de voir la sexualité de Jeanne transformée en symptôme, en expression d’autre chose. Quant à savoir s’il y a là un quelque chose de féministe, certainement. Mon livre n’est pas une revendication, je ne porte pas de théorie, je n’essaye pas prouver quoi que ce soit. Simplement, je raconte la vie sexuelle d’une femme sans lui demander de la justifier. Or dans la vie courante, ces demandes de justification sont encore trop pressantes. Il semble qu’on considère encore qu’il y a quelque chose comme « une sexualité féminine » et une femme qui ne correspond pas à la définition de cette sexualité (plus tendre, associée aux sentiments, etc.) est priée de se justifier. Quand demande-t-on à un homme de justifier une sexualité consommatrice ? Une femme qui multiplie les rapports est soupçonnée ou qualifiée de nymphomanie. Or la nymphomanie n’est pas un mot neutre : c’est une pathologie, c’est le diagnostique d’un dérèglement physique ou psychologique qui doit être soigné. Dire qu’une femme est nymphomane ce n’est pas dire qu’elle aime le sexe ou qu’elle le pratique à grande fréquence. C’est dire qu’elle est malade et que son comportement sexuel n’est pas choisi mais causé par sa maladie. C’est d’une violence rare et inadmissible.

Et puis il y a autre chose que je cherche à travailler dans l’absence non pas de définition, mais de description du corps de mon personnage. Je voulais écrire un texte qui parle de la sexualité hétérosexuelle mais où le corps féminin ne serait pas le corps qu’on regarde. Ce sont des corps masculins qui sont donnés à voir – et plus précisément des sexes masculins. Ce sont des corps d’hommes qui sont fragmentés là où c’est généralement le corps de la femme qui, réduit à une fesse, des seins, une bouche, est donné à voir et doit susciter le désir. Dans Mise en pièces, j’ai voulu renverser le regard.

 

L : Mise en pièces n’est pas sans évoquer les écrits du Marquis de Sade, vous en êtes-vous inspirée ?

Vraiment pas du tout. Je ne crois pas qu’une quelconque relation puisse être établie. Ni dans les intentions — il y a chez Sade une vocation masturbatoire que je n’ai pas du tout abordée —, ni dans ce qui est donné à voir — Sade joue des extrêmes tandis que dans Mise en pièces, la sexualité se cantonne presque au sexe : elle est réduite à son objet, quand Sade propose une sorte d’inventaire des pratiques possibles en jouant d’une surenchère perpétuelle.

 

L : Quel sentiment souhaiteriez-vous susciter chez la lectrice ? Et le lecteur ?

Je n’oserais être directive à ce point ! Je vous proposerais plutôt une formulation négative, car je suis bien plus consciente de ce que j’espère ne pas susciter : l’indignation ou le jugement. C’est pour cela qu’un mot comme sulfureux me gêne. Il laisse accroire que l’objectif était de faire trembler dans les chaumières et de choquer le lecteur innocent. Ça n’a jamais été mon but au contraire. Sinon il aurait fallut une écriture autre, un principe autre, etc. Non je souhaitais parler de sexe de manière frontale sans pour autant être condamnée au souffre. Le lecteur qui ouvrira ce livre pour être choqué sera déçu.

Propos recueillis par Tristan Poirel

Le livre 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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