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Entretien avec Emmanuelle Richard, Pour la peau

Emmanuelle Richard, auteure de La légèreté, a publié en début d’année son deuxième roman Pour la peau, histoire d’une passion brève et violente.

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Emmanuelle Richard © Patrice Normand

Lecthot : Considérez-vous l’histoire d’amour entre E. et Emma comme une grande histoire d’amour ?

Emmanuelle Richard : C’est une histoire qui aurait pu être celle d’un grand amour mais qui ne peut pas advenir, il y a un problème de timing, de kairos, de moment. La reconnaissance de deux corps et de deux âmes est là, mais ça ne peux pas marcher: E. est parasité par le deuil de l’histoire qui vient de se terminer alors qu’il était encore dans le sentiment amoureux. Quelle que soit la façon dont on regarde les choses, ça ne peut pas marcher à ce moment là.

L. : Qu’apportent les références musicales, picturales – à votre histoire et à votre processus créatif ?

E.R. : La musique constitue cet homme, Emma ne l’aurait pas regardé s’il n’y avait pas eu la musique. C’est dans la musique qu’elle le voit. Dans sa vie à lui c’est ce qui prend la plus grande place. Même la manière dont il hiérarchise les choses fonctionnelles : la cuisine lui importe peu, de même pour son couchage, tout est organisé autour de la musique, c’est vraiment le cœur de sa vie. J’ai essayé de faire un portrait par tous les biais envisageables, je trouvais donc qu’il était important qu’il y ait cette espèce de bande son accompagnant le texte, également très présente dans le déroulé de l’histoire.

L. :  Quel est le rôle de l’intertextualité littéraire dans la construction de vos personnages ?

E.R. : Si l’on prend en exemple la référence à Aragon dans les premières phrases (« La première fois que je vois E. je le trouve quelconque sinon laid ») lorsque j’ai écrit ce texte, je n’ai pas eu l’impression de reproduire Aragon, j’ai simplement essayé de restituer un vécu avec précision, et cette phrase résumait vraiment la première impression que j’avais eue de cet homme. C’est seulement après l’avoir écrite que je me suis dit « ah oui, c’est vrai, ça me fait penser à Aragon ». Donc, le clin d’œil que tous les journalistes ont vu s’est en réalité fait dans l’ordre inverse.

L. : Vous avez dit qu’il s’agit dans Pour la peau de faire le portrait de E., l’homme aimé. Quels sont les outils littéraires qui vous ont permis de mener à bien ce projet littéraire?

E.R. : J’ai essayé d’adopter un point de vue qui tournait autour de lui, comme une caméra embarquée qui ferait un travelling circulaire, et de m’approcher de lui un peu comme ça se passe dans la rencontre. D’abord elle ne le voit pas, elle est assez indifférente, ensuite elle devient méprisante, puis ils se recroisent et là elle commence à voir quelque chose de superficiel, ses vêtements, sa silhouette. Elle se rend enfin chez lui et observe tous les détails qui le révèlent à elle, plein de micro-évènements. Par exemple le passage de la croûte, qui en soit n’est pas essentiellement esthétique, est un micro-évènement qui constitue une sorte de basculement que je trouvais important de réinjecter, même si ce n’était pas forcément beau.

L. : Quel est l’aspect de votre style que vous soignez le plus?

E.R. : Je passe beaucoup de temps à ponctuer, j’accorde beaucoup d’importance à ça. Je tords la phrase, j’essaie plusieurs syntaxes différentes. Et lorsque la phrase est juste, je ressens quelque chose de physique que je ne saurai expliquer. J’accorde beaucoup d’importance au rythme. La ponctuation influe aussi sur la manière dont le texte se répartit sur la page, avec des moments plus longs, d’autres plus courts, la liste d’adjectifs, etc. Je trouve que la manière dont le texte va se répartir dans l’objet livre, visuellement, est très importante. J’aime bien que ce soit une langue assez simple, j’aime l’épure minimaliste. Il y a un livre qui a beaucoup compté dans l’écriture : Joséphine de Jean Rolin. Je le trouve magnifique, parfait, pas une seule virgule n’est en trop. Je ne savais pas ce que j’allais en faire, mais ce livre m’a donné l’idée d’un portrait qui suffirait à faire un roman. Mon projet littéraire est de rester dans la simplicité. Mais j’aime bien aussi introduire de l’oralité et parfois malmener la langue.

L. : Quels moyens littéraires employez-vous pour écrire l’épidermique, le sensuel ?

E.R. : Je n’ai pas l’impression de changer de méthode pour les scènes de sexe. J’essaye de restituer véritablement ce qui passe par les cinq sens. Les petits détails, tels que le toucher d’une chemise et autres petites choses, peuvent être érotiques, sans forcément faire appel à la nudité. De manière générale j’essaie de faire des livres qui sont un peu comme des animaux. Je cherche à transmettre ce qui se passe dans mon ventre au moment où j’écris pour qu’il se passe quelque chose du côté du ventre du lecteur.

C’est vrai que les scènes de sexe c’est ce qui me paraît le plus difficile à écrire, ça a déjà été fait des milliers de fois et c’est souvent très raté. Je n’ai rien contre la pornographie à part que je trouve ça très ennuyeux. Donc comment faire pour écrire une scène crue sans qu’elle soit ennuyeuse, mièvre, ou les deux? Je ne saurai pas parler de méthode. Par contre, dans Pour la Peau, je me suis vraiment demandé quels étaient les écueils à éviter. Il y a un texte que je cite dans les exergues et que j’avais trouvé formidable dans son écriture de la sexualité, c’est Gordon de Edith Templeton. C’est un livre qui n’a pas été très lu et qui est très cru.

L. : Lisez-vous beaucoup de littérature érotique?

E.R. : Pas vraiment. À part Gordon que je trouve vraiment érotique, puissant, direct et intense. Je n’ai pas lu Histoire d’O, j’ai survolé Anaïs Nin quand j’ai reçu le prix éponyme en début d’année. Je n’ai toujours pas lu Henry Miller, il paraît que c’est super du côté de l’érotisme.

L. : Vous sentez-vous proche de cette auteure (Anaïs Nin) ?

E.R. : J’ai parcouru son journal Inceste, ça ne m’a pas plu, j’ai trouvé ses pages très égocentrées. Je n’ai peut-être pas trouvé la bonne porte. J’ai pourtant bien conscience qu’à l’époque son écriture était très importante (étant donné son statut de femme écrivain), et qu’elle ouvrait des portes, mais ça ne m’a pas touchée.

Peut-être que le plus intéressant entre Henry Miller et Anaïs Nin, c’est leur correspondance ; la rivalité et la passion qui habite leurs lettres. J’ai appris il y a peu de temps qu’elle entretenait Miller. Une amie qui fait une thèse sur les écrivains américains m’a rapporté qu’il aimait à répandre cette idée, selon laquelle il lui arrivait d’étrangler des pigeons du Luxembourg pour se nourrir. Il a cultivé un mythe de la pauvreté alors qu’elle l’entretenait. C’est peut-être le sous texte de la relation qui rend son écriture difficile.

L. : Utilisez vous les sites et applications de rencontre à la mode que vous citez dans votre roman ?

E.R. : Actuellement ? Au début du texte, je suis passée par ce biais là (j’assume le fait que le je écrivain est le je de la narratrice) et j’en parle. Lorsqu’elle quitte le garçon avec qui elle est restée pendant 6 ans, elle ne veut plus s’attacher, elle veut faire l’amour quand elle en a envie donc elle s’inscrit sur le site de rencontre extraconjugal en se disant que ce sera le plus efficace.

C’est vrai que la question se pose quand on est une femme et qu’on veut simplement faire l’amour, comment faire ? Va-t-on dans un bar, alors que la honte pèse encore sur notre propre désir ? Si l’on peut braver cette honte, il faut alors ensuite avoir la motivation pour faire la conversation, moi je n’avais pas envie de ça. Après, il y a très concrètement le problème basique de la force physique, lorsqu’on ramène un homme chez soi, ça peut être dangereux. C’est donc toujours plus compliqué quand on est une femme d’assouvir notre désir. Les sites de rencontre, ça peut être un biais beaucoup plus simple et un peu moins risqué en apparence. Mais je pense qu’au fond ça ne peut pas marcher, ça se déroule comme des espèces d’entretiens d’embauche sexuels. Emma découvre, naïvement, qu’on ne peut pas convoquer le désir, ça se produit ou pas. Chercher à le provoquer est impossible.

L. : Préparez-vous déjà votre prochain roman ?

E.R. : Tout le monde m’avait prévenue que le deuxième roman est une étape très difficile. On a déjà été lu. Comme ce texte a vraiment été écrit dans des circonstances qui n’étaient pas prévues, je ne me suis même pas posé cette question. Elle s’est donc décalée au troisième livre et c’est vrai que même si j’ai un projet, il y a beaucoup de questions nouvelles et il y a surtout une perte de l’innocence. On se dit « est-ce que ça va autant plaire que le premier livre ? ». Cette idée de commencer à faire œuvre, il faut l’évacuer à tout prix pour ne pas écrire à destination d’un lectorat. C’est la première fois que j’ai eu un peu d’inquiétude par rapport à ça, c’est nouveau.

Propos recueillis par Anaïs Ornellas

 

 

 

 

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