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Entretien avec Philippe Jaenada, La Petite Femelle

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Au mois de novembre 1953, le procès de Pauline Dubuisson, accusée d’avoir tué son amant, débute. Le récit de Philippe Jaenada, extrêmement documenté et détaillé, étudie l’enfance et l’adolescence de Pauline, qui la mèneront peut-être à son crime. Son éducation dépourvue d’affection, pragmatique et purement intellectuelle. La figure absente et soumise de sa mère, la mort de ses deux frères adorés, le traumatisme de la guerre, etc. Philippe Jeanada « prête » ses « yeux au lecteur comme on prête des jumelles » pour aider ce dernier à cerner dans toute son exhaustivité la figure, trop souvent estropiée par l’Histoire, de Pauline Dubuisson.

Lecthot : L’affaire Pauline Dubuisson a-t-elle représenté pour l’écrivain que vous êtes un défi littéraire ?

Philippe Jaenada : L’écriture de chaque livre, de chaque roman, est un défi littéraire. Quel que soit le projet, je vous assure, c’est pas de la tarte. L’objectif est évidemment qu’il y ait le moins de déperdition possible entre ce qu’on a en tête et ce qui apparaît sur le papier, il faut essayer de mettre en œuvre tous les moyens possibles pour y arriver, et c’est loin d’être simple. Pour La petite femelle, le principal problème était d’associer, le plus harmonieusement possible, deux choses qui ne vont pas naturellement ensemble, qui peuvent même être antinomiques : la vérité historique et le romanesque ; la froideur d’une enquête de police et la littérature. J’avais un double objectif : d’une part, ne rien inventer, ne rien déformer (car ce sont les approximations, les interprétations et les mensonges qui ont détruit Pauline Dubuisson – même si, bien sûr, elle ne s’est pas aidée en tuant son ancien fiancé…) ; d’autre part, rendre sa vie accessible au lecteur, de manière fluide, digeste (je n’aime pas, du tout, comparer la littérature à la nourriture, mais bon, je me comprends), en faire une œuvre (je dis ça modestement, juste dans le sens « travail artistique » du mot) qui permette de s’approcher d’elle, trouver une forme qui enlève les filtres et les barrières, afin qu’on puisse la considérer, comme je l’écris au début du livre, avec un mélange de bienveillance et de détachement ; éviter le pathos, aussi, que j’ai en horreur – son existence a été si sombre, si triste, si dépourvue de toute légèreté que ce n’était pas gagné… Je me suis dit que la meilleure méthode était sans doute de me glisser entre le lecteur et elle, d’ajouter à son histoire lourde un peu de mon quotidien léger (et des histoires pathétiques ou grotesques qui m’arrivent), de la regarder et de prêter mes yeux au lecteur comme on prête des jumelles. Pour cela, il fallait que je sois le plus sincère, le plus naturel possible. C’est ce que j’ai essayé de faire. Le livre est long parce que j’avais beaucoup de choses dans la tête.

L : Comprenez-vous le geste de Pauline Dubuisson par son déterminisme ? (A l’image de cette phrase où vous précisez que son père alternait dans l’éducation de Pauline entre autoritarisme et laxisme « On imagine ce que cela peut causer dans la tête d’une personne de sept ans ») ?

P.J. : Pauline Dubuisson est extrêmement difficile à cerner, à comprendre. Même les gens qui l’ont côtoyée ont eu des avis sur elle souvent opposés (elle était gaie/sombre, elle était altruiste/égoïste, elle était forte/fragile, peu sûre d’elle/arrogante), alors à plus de soixante ans d’écart, sans l’avoir connue, comment se faire une idée juste et précise ? Je pense bien entendu que l’éducation très singulière, c’est le moins qu’on puisse dire, qu’elle a reçue de son père a eu des effets désastreux sur elle, en a fait une créature spéciale, imprévisible, instable. Mais ça ne suffit pas à tout expliquer. Il faut y ajouter cette notion mystérieuse, floue, presque ésotérique, de la nature d’une personne, de son essence. Je suppose que pas mal de Jacqueline Lambert ou de Françoise Bouchon qui auraient été élevées exactement comme Pauline n’auraient ni couché avec des soldats allemands à 14 ans, ni tué un jour leur amant. Mais au-delà de ça, je pense surtout que son geste n’a pas à être expliqué, puisqu’il s’agit pour moi d’un accident. Ou d’une crise de nerfs de cinq secondes, si on veut. Pauline voulait se tuer, elle l’avait voulu avant, elle le voudra après. Ce qu’il faudrait se demander, à propos de déterminisme, c’est plutôt ça : son éducation, mais aussi le décor noir et violent de son adolescence dans la forteresse de Dunkerque, sont-ils à l’origine de son mal-être, de son instabilité psychologique et de sa volonté, bien ancrée, permanente, de mourir ?

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Pauline Dubuisson

L : Vous mêlez avec habileté la romance au fait historique pur, demeurant toujours dans une étonnante objectivité. Quelle a été pour vous la limite du travail de romancier face à la vérité ?

P.J. : La vérité, comme je le dis plus haut, du moins la fidélité aux faits et aux témoignages, était, dans mon esprit, non négociable. La limite est là. Il a fallu que je fasse avec – dans l’espèce de charte que je m’étais fixée au départ, je ne pouvais même pas, si j’apprenais qu’elle avait porté une jupe rouge, écrire qu’elle était bleue. Pour ce livre en tout cas, mon travail de « romancier », si on peut dire, s’est uniquement appliqué à la narration, à la construction (finalement, c’est surtout ça, un roman, ce n’est pas simplement « inventer des trucs »), et à l’équilibre qu’il fallait trouver entre elle et moi, ou plus exactement entre son reflet, celui qu’on peut trouver d’elle aujourd’hui, et le regard que je posais dessus.

L : Comment auriez-vous raconté l’histoire de Pauline avec votre seule intuition ?

P.J. : Avec ma seule intuition, je n’aurais pas pu. Enfin si, bien sûr, j’aurais pu, d’autres l’on fait (comme Jean-Luc Seigle, par exemple, dont le roman, Je vous écris dans le noir, est sorti quelques mois avant le mien), je ne dis pas que c’est « mieux » ou « moins bien », mais ça n’aurait pas été le livre que je voulais écrire.

L : Comment expliquez-vous la diabolisation de la figure de Pauline Dubuisson, contre laquelle vous luttez si pertinemment ?

P.J. : Ce n’est pas très compliqué. Pauline était le bouc émissaire parfait – doublement, même. Elle symbolisait, d’une part, la collaboration, la faiblesse française face à l’occupant (elle a couché avec des Allemands entre 1942 et 1945), d’autre part l’éveil des femmes qui, après guerre, ont commencé, faiblement ou maladroitement d’abord, à manifester leur refus de rester des sortes d’animaux de compagnie ou de servantes pour les hommes, dociles, soumises, domestiques – elles ne manquent pas d’air ! (Pauline ne revendiquait pourtant rien d’extraordinaire : elle voulait avoir le droit de ne pas être « attachée » à un homme toute sa vie, et préférait devenir médecin que femme de médecin – quelle arrogance, pour qui se prend-elle ?) De plus, elle était jeune et seule contre tous (absolument personne ne lui a tendu la main au moment du procès, pas mêmes ceux ou celles qui auraient assez aisément pu – Simone de Beauvoir, au hasard), donc facile à punir, à écraser. Elle a servi à la fois, pour toute une société, mâle et ancienne, à se soulager de la honte de la défaite et de la soumission aux Allemands, et à écarter, croyait-on, la menace des « exigences » naissantes des femmes. Il y avait là tout ce qu’il fallait pour qu’on se mette sans hésiter à l’appeler « l’ange noir », « la hyène », « la diabolique » etc. Ensuite, dans les années qui ont suivi et jusqu’à récemment, c’est plus nébuleux. Car c’est vrai, on a pris sa défense. Mais d’une drôle de manière. D’abord, sans mettre en doute ce que les journaux de l’époque (mais aussi les policiers et les magistrats) ont raconté sur elle, sans chercher à vérifier : qu’elle était hautaine, égocentrique, froide, qu’elle couchait avec tous ceux qui la regardaient, ou presque, et qu’elle nourrissait une haine farouche contre les hommes. Ensuite en lui trouvant des « circonstances atténuantes » (le viol collectif qu’elle aurait subi à la Libération, par exemple, inventé en 1991) qui, d’une manière insidieuse, se retournent encore contre elle : si elle a été violée, il est normal qu’elle en garde rancœur (le mot est faible) et colère envers les hommes, on peut donc comprendre qu’elle ait voulu se venger. Mais pourquoi vouloir à tout prix lui prêter cette intention malfaisante, ce désir de vengeance ? Je suis persuadé que de telles pensées ne lui ont jamais traversé l’esprit. Depuis la fin de son procès, c’est-à-dire depuis que la hargne de la foule est retombée, c’est une sorte de diabolisation light, compréhensive, ou de réhabilitation fourbe : « Oui, c’est vrai, elle était insupportable, elle a tué un gentil garçon qui n’avait rien fait, mais elle avait ses raisons. » Ce que j’ai voulu dire dans La petite femelle, c’est qu’elle n’avait pas de raisons à avoir pour quoi que ce soit, puisqu’elle n’a rien fait. (A part tuer un brave garçon, évidemment : même involontairement, c’est mal, faut pas faire ça.) Ce n’était ni un monstre ni ange, juste une fille un peu particulière, déséquilibrée (comme presque tout le monde), qui n’a pas eu de chance.

La Petite Femelle, Philippe Jaenada 

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