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Quand Romain Gary faillit tuer Hitler…

Qui a été Romain Gary ? Voilà la question à laquelle Nancy Huston tenta de répondre dans Le Tombeau de Romain Gary. Insaisissable. Tel est l’adjectif qui définit le mieux l’écrivain disparate. La frontière entre réalité et fiction est semble-t-il poreuse chez le mystérieux Romain-Émile-Shatan-Fosco Gary Ajar Bogat Fosco Sinibaldi.
Retrospective sur l’une des nombreuses vies de l’homme qui faillit tuer Hitler. Fiction ou réalité ? Qui pourrait le dire ? Seule certitude : la chose a été pensée, et il en existe une trace dans La Promesse de l’aube et dans les Cerfs-Volants

romain-gary

Lieutenant Gary

Romain Gary nait dans l’actuelle ville de Vilnius en Lituanie, quelques semaines avant le début de la première guerre mondiale. Il voyage en Russie, s’établit en Pologne, et arrive en 1928 en France, où sa mère lui prédisait une brillante carrière en tant que diplomate ou artiste. Romain Gary est alors un homme de l’exil, le juif errant qui subit dans ce début de siècle l’antisémitisme des peuples. En 1935, après avoir été reçu au baccalauréat, il est enfin naturalisé français et trois ans plus tard appelé pour son service militaire. Romain Gary participe du reste à la seconde guerre mondiale en tant qu’Observateur sur bombardier, le lieutenant Gary contribue de ce fait jusqu’en 1944 à de nombreux bombardements. Il est fait compagnon de la libération après la guerre.

C’est lorsque la seconde guerre mondiale éclate en Europe que le jeune Romain se voit demander par sa mère de rejoindre Berlin et d’assassiner Hitler :

C´était très simple : je devais me rendre à Berlin et sauver la France, et incidemment le monde, en assassinant Hitler.

La Promesse de l’aube

Une demande folle de la part d’une mère qui fit toujours tout pour le bien être de son fils. Peut-on sacrifier un enfant pour la sauvegarde de l’humanité ? Romain Gary avait semble-t-il répondu « oui », jusqu’à ce que sa mère ne l’arrête.
Pleurs, lamentations, excuses, la mère retient finalement son fils.

– Je t’en supplie, ne le fais pas ! Renonce à ton projet héroïque ! Fais-le pour ta pauvre vieille maman – ils n’ont pas le droit de demander ça à un fils unique ! J’ai tellement lutté pour t’élever, pour faire de toi un homme, et maintenant… Oh, mon Dieu !

La Promesse de l’aube

Mais alors, n’était-ce qu’un fantasme ? Cette demande n’avait-elle pas été soutenue par un plan ? Impossible à dire, mais compte tenu de l’engagement de Romain Gary par la suite dans la guerre, le doute plane. Un doute poignant à la lecture des cerfs volants où sont décrites différentes tentatives d’attentat contre Hitler et la répression qui s’en suit. Cette précision dans le récit des faits laisse à penser de façon mythique la contingence du destin de Romain Gary.

Quand Romain Gary faillit tuer Hitler

C’est à cette époque, en effet, que se situe l’affaire de mon attentat manqué contre Hitler.

Les journaux n’en ont pas parlé. Je n’ai pas sauvé la France et le monde, perdant ainsi une occasion qui ne se représentera peut-être jamais.

L’affaire eut lieu en 1938, à mon retour de Suède. […]

Ma mère […] m’accueillit d’une manière fort étrange. Certes, je m’attendais à quelques bonnes larmes, à des embrassades sans fin, à des reniflements à la fois émus et satisfaits. Mais pas à ces sanglots, à ces regards désespérés qui ressemblaient à des adieux […] Finalement, elle parvint à se calmer et, prenant un air mystérieux, elle me saisit par la main et m’entraîna dans le restaurant vide ; nous nous installâmes à notre table habituelle, dans un coin, et là, elle m’informa sans plus attendre du projet qu’elle avait formé pour moi. C’était très simple : je devais me rendre à Berlin et sauver la France, et incidemment le monde, en assassinant Hitler. Elle avait tout prévu, y compris mon salut ultime, car, à supposer que je fusse pris – mais là, elle me connaissait assez pour savoir que j’étais capable de tuer Hitler sans me laisser prendre – à supposer, toutefois, que je fusse pris, il était parfaitement évident que les grandes puissances, la France, l’Angleterre, l’Amérique, allaient présenter un ultimatum pour exiger ma libération.

J’avoue que j’eus un moment d’hésitation. […] L’idée de courir immédiatement à Berlin, en troisième classe, bien entendu, pour tuer Hitler en pleine canicule, avec tout ce que cela supposait d’énervement, de fatigue et de préparatifs, ne me souriait guère. J’avais envie de rester un peu au bord de la Méditerranée – je n’ai jamais bien supporté nos séparations. J’aurais préféré de loin aller tuer le Führer à la rentrée d’octobre. Je contemplais sans enthousiasme la nuit d’insomnie sur la banquette dure du compartiment, dans des wagons bondés, sans parler des heures d’ennui qu’il allait falloir passer à bâiller dans les rues de Berlin, en attendant qu’Hitler voulût bien se présenter. Bref, je manquais d’entrain. Mais enfin, il n’était pas question de me dérober. Je fis donc mes préparatifs. […] Je descendis dans la cave, pris mon revolver, que j’avais laissé dans le coffre familial, et allai m’occuper de mon billet. Je me sentis un peu mieux en apprenant par les journaux qu’Hitler était à Berchtesgaden, car je préférais respirer l’air des forêts des Alpes bavaroises plutôt que celui d’une ville en pleine chaleur de juillet. […] J’étais assez irrité et de fort mauvaise humeur, d’autant plus que l’été était exceptionnellement chaud, la Méditerranée, après des mois de séparation, ne m’avait jamais paru plus désirable, et la plage de la « Grande Bleue » était, comme par hasard, pleine de Suédoises intelligentes et cultivées. Pendant ce temps-là ma mère ne me quitta pas d’une semelle. Son regard de fierté et d’admiration me suivait partout. Je pris mon billet de train et fus assez épaté de voir que les chemins de fer allemands me faisaient trente pour cent de réduction – ils offraient des conditions spéciales pour les voyages de vacances. […] Enfin, la veille du grand jour, j’allai prendre mon dernier bain à la « Grande Bleue », et regardai ma dernière Suédoise avec émotion. Ce fut à mon retour de la plage que je trouvai ma grande artiste dramatique écroulée dans un fauteuil du salon. À peine me vit-elle que ses lèvres firent une grimace enfantine, elle joignit les mains, et, avant que j’eusse le temps d’esquisser un geste, elle était déjà à genoux, le visage ruisselant de larmes :

– Je t’en supplie, ne le fais pas ! Renonce à ton projet héroïque ! Fais-le pour ta pauvre vieille maman – ils n’ont pas le droit de demander ça à un fils unique ! J’ai tellement lutté pour t’élever, pour faire de toi un homme, et maintenant… Oh, mon Dieu ! […]

– Mais les billets sont déjà payés, lui dis-je.

Une expression de résolution farouche balaya toute trace de peur et de désespoir de son visage.

– Ils les rembourseront ! proclama-t-elle, en saisissant sa canne.

Je n’avais pas le moindre doute là-dessus.

C’est ainsi que je n’ai pas tué Hitler. Il s’en est fallu de peu, comme on voit.

Romain Gary, La Promesse de l’aube, 1960
Deuxième partie, chapitre 27 © Éditions Gallimard

Mathis Goddet

 

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