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Poésie : en attendant Luchini….

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Aujourd’hui, Fabrice Luchini sait que nous l’attendons pour un entretien. Notre carte de visite Lecthot, il l’a précautionneusement rangée dans la poche droite de sa gabardine, puis il s’est éloigné du théâtre Montparnasse, souriant et agitant la main, (indispensable alliée de ses bouleversantes lectures) en promesse de retour. Il nous reviendra.

Cette rencontre furtive est intervenue après deux heures d’hébétude, où quelques 800 murmures repus, engourdis par la torpeur de la poésie, mijotaient. Luchini apostrophe les mots, et fait éprouver aux spectateurs leur matière intangible et sonore. Le « diseur de profession » ravive l’autorité du verbe, et face à la clameur des abasourdis, déshabille les mots, les lave de leur usure, pour égosiller leur absolu « J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles ».
Mais sans affectation aucune, Luchini dit aussi la simplicité et l’humilité du poète. Le diseur de génie avoue modestement ne pas toujours comprendre la poésie, car la logique et le pragmatisme sont bannis de ses ingrédients phares. Le comédien invite le spectateur à s’abandonner au son des assonances et des allitérations, à se laisser porter au gré des silences, des sens et des impressions confuses, denses, absurdes. Sentir, écouter, goûter, humer, regarder, se faire tout petit, suivre, et attendre, attendre Luchini. La liberté de la poésie est consacrée par le chef d’orchestre, qui, tout entier envahi par le langage, fait parler ses mains, et module son instrument vocal dans un élan dicté par la poésie.
Car, la poésie ne s’attrape pas, elle se sauve, se faufile, se fourvoie, vous frôle et s’en va. Pour la retenir quelques secondes et éprouver sa densité, il faut écouter Luchini.

A peine assis à la corbeille sur notre strapontin, dans notre fauteuil d’orchestre, ou bien calés dans notre loge que nous voilà descend(ant) des Fleuves impassibles, devant des archipels sidéraux et des cieux délirants, (…) Travers(ant) l’orgueil des drapeaux et des flammes. Elle est brutale, et magistrale cette transition, pour nous qui venons de nos petites vies, imperméables humides, avec nos préoccupations minuscules et notre univers tangible. Il sait tout cela, Luchini.

Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

Là, légitimement, une interrogation peut venir nous tarauder « Poésie ? Ai-je bien fait de venir : 2h de p-o-é-s-i-e ? ». Il sait tout cela, Luchini. Et malgré tout, il continue à nous entrainer dans ses vertiges rimbaldiens ; notre cœur qui battait fort d’avoir couru pour arriver à temps, frappe maintenant au rythme du poème. Nos yeux qui fixaient l’acteur voient soudain au travers de ses mots. Non pas le siège du conteur, la lampe du lecteur et le décor intimiste, mais des Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !

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Peinture : Caroline de Piédoue

Il sait tout cela, Luchini. Et,…quand tant de richesses de tant de mots pourraient devenir trop pour nos petits cerveaux mal habitués à tant de liberté, Luchini nous affranchit : il nous laisse nous détendre pour autrement l’entendre, sur des chemins aisés. Ces mots, il va les transposer en prose dans les rues de Paris, dans une course folle en taxi où le chauffeur conduit tout étourdi devant tant de beautés au sens impénétrable, récitées en son char… Eh oui, notre conteur contait en son auto se croyant en bateau toujours avec Rimbaud …
Puis sur les boulevards, enfant, chez son père et sa mère devant les fruits juteux et les chicons amers. Ensuite c’est dans l’échoppe d’un coiffeur où entre un brushing et deux commères. Sonne le téléphone : Fabrice, c’est pour toi : Eric Rohmer ! … Les marches inoubliables : en montant l’escalier, ébahi, Rue Pierre 1er de Serbie, l’adolescent découvre la moquette, la voit comme une fête :

 « Je n’avais jamais vu de moquette, mais, encore moins dans l’escalier d’un immeuble. »

Arrive la rencontre avec Roland Barthes, cette rencontre là, c’est la plus inimaginable et la plus désirée pour le petit poulbot qui sculptait les cheveux mais pas encore les mots. Ses récits éclatants, mêlant intimement le public, sont des dialogues auxquels la salle répond par la musique de ses rires. Ces anecdotes scandent le rythme parfait de ses lectures parlées, chantées, murmurées, susurrées, avec les mots qu’il fait tourner, vibrer ou galoper sans jamais laisser le sens s’échapper, car le sens il le tient, le détient : il en est le gardien. A la façon d’un ange bienfaisant.
Pas question dans ce récit de vous en dire d’avantage. Les avantages, il faut les vivre là bas, et personne ne se lasse de ces deux heures de poésie au théâtre Montparnasse ! Délicatesses, imagination infinie, truculences, surprises, et tant d’audace. Tout ce qu’on trouve dans les poèmes ou dans les textes en prose empreints de poésie de Molière, de Rimbaud,  Flaubert, Labiche, Paul Valery, Céline et même Nietzsche….On le retrouve dans les apartés de notre bon génie. Luchini est un bon génie. Un génie bon. Ses coups de griffe les plus impertinents raillent bien sûr, mais ils sont si légers ! Son trait acéré juste posé sur le papier ne le raye jamais. Il a tout appris des plus grands, il les a compris. Ils font partie de lui. Et l’on sent que la main qui les porte, que la bouche qui les dit, que la tête qui les pense, sont celles d’un homme de bien. Mais, Luchini proteste quand il entend que ses spectacles « apportent de la beauté » :

 « Les écrivains peuvent être aussi de mauvais personnages dont les errements contredisent leur fréquentation de la beauté. »

Cette double vue n’est elle pas elle-même un cinglant aveu de sa propre bonté ?

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